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ESSAIS PHILOSOPHIQUES D'AUTRES AUTEURS DE L'ASSOCIATION

QUELLE EST LA FONCTION DE L’ART ?
FERRAN Jean Pierre

FONCTION DU CARNAVAL - Martial GIL

Poésie et philosophie - GUNTER GORHAN


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Poésie et philosophie :

GUNTER GORHAN

Je ne ferai pas de cours , je vais présenter une introduction, certes plus longue que d’habitude, à un débat philo, que je préfère appeler « échange de réflexions », entre nous.

Mon intervention et l’échange qui va suivre s’inscrivent dans ce que l’on a coutume d’appeler « le mouvement de la philosophie dans la cité » initié par Marc Sautet il y déjà 13 ans au café des Phares à la Bastille à Paris. Ce mouvement est fondé sur le présupposé que tout individu –sauf cas extrêmes de survie- fait de la philosophie, autrement dit qu’il n’est pas programmé par des instincts, comme l’animal, mais qu’il doit se doter d’une boussole non-naturelle, disons culturelle ou symbolique pour pouvoir vivre et non pas simplement survivre ou végéter (mener une vie de végétal).

A cette donnée anthropologique de base correspond aussi le credo de la psychologie dite des profondeurs comme par exemple la psychanalyse, selon lequel l’être humain n’a pas seulement des besoins, comme tout animal, mais aussi des désirs, dont l’étymologie renvoie aux astres qui de très loin et inaccessibles nous aimantent et nous orientent.

Il faut faire un pas de plus et affirmer avec force qu’en dernière analyse ce sont nos désirs qui déterminent nos besoins (un cas de surdétermination) :La publicité et le marketing en profitent tous les jours et de plus en plus pour nous manipuler et nous vendre des satisfactions de besoins déguisées en promesses de réponses à nos désirs.

Le besoin porte sur des objets concrets et bien circonscrits – pensez à la faim, à la soif, au besoin de se protéger du froid et des intempéries, etc…Le nombre de besoins liés aux exigences quant aux conditions de notre survie biologique et contrairement aux désirs, sont en nombre limité.

Il me paraît erroné d’assimiler la sexualité (proprement humaine) à un besoin et je veux pour preuve le fait qu’il n’est pas possible, à moins de choisir la mort biologique (grève de la faim), de renoncer à la satisfaction de ses besoins (« vitaux », ce qui est un pléonasme).

En revanche, le renoncement à la sexualité, l’abstinence, a été et il l’est toujours, tout à fait compatible avec la survie biologique. Ceci est encore plus vrai en ce qui concerne les autres désirs, tels ceux de beauté, de justice, de vérité, de liberté, etc…La privation de ces « astres », de ces « attracteurs de désirs », à ne pas confondre avec les objets bien définis de nos besoins, ne met pas en danger notre survie biologique mais menace certainement notre existence symbolique, psychique ou spirituelle.

Quelques exemples : les Iks, « Le cauchemar de Darwin », les « musulmans » dans les camps nazis.

Le besoin se met en quête d’objets matériels, concrets, bien délimités, tandis que le désir doit créer et entretenir ce à quoi il aspire, ce qui l’aimante de loin (rappelez-vous l’étymologie du désir qui a à voir avec les astres) : le Beau, le Vrai, la Liberté, l’Egalité, la Fraternité, l’Amour, etc., etc. n’existent que parce que nos ancêtres les ont inventé, crées et ils n’existeront que tant que des humains les désirent et les expriment en les mettant en paroles et en « œuvres ».

Plus précisément, l’homme, tant qu’il désire et qu’il n’est pas réduit à ses besoins doit créer un monde immatériel, symbolique, afin de donner un but, un horizon et une direction à ses désirs, c’est-à-dire à son existence.
Le système totalitaire décrit par G. Orwell dans son fameux livre « 1984 » vise à supprimer du langage commun et au profit de la novlangue, je le cite : « d’innombrables mots comme : honneur, justice, moralité, internationalisme, démocratie, religion. ». Il aurait pu ajouter bien d’autres mots désignant la réalité immatérielle, symbolique et proprement humaine, tels que liberté, vérité, beauté, harmonie, paix, etc., etc. La novlangue, et nous sommes bien engagés sur cette voie, consiste en l’épuration de toute signification symbolique, c.-a.-d. métaphorique ou poétique. Je reviendrai sur la parenté étroite entre le symbole, la métaphore et la poésie. La langue traditionnelle qui, en son essence est symbolique et poétique doit être réduite à une simple boîte à outils fonctionnelle et efficace dans le but d’organiser la satisfaction des besoins et de donner des directives idéologiques totalement univoques comme doivent l’être les ordres militaires. D’innombrables livres récents dénoncent la désymbolisation et la misère symbolique caractéristiques de notre époque dite post-moderne, mieux nommée « post-symbolique » (cf. Legendre, Stiegler, Melman, Jean-Pierre Lebrun, Dany-Robert Dufour, Jean-Claude Michéa).

Quelle est l’étymologie du mot « poésie » ? Il nous vient du verbe grec ancien « poiein » qui signifie produire, engendrer, créer.

J’ai postulé au départ que le monde symbolique, celui qui est visé par nos désirs, et contrairement à celui de nos besoins, doit, afin d’exister, être crée et ensuite entretenu par l’homme, par l’humanité. Autrement dit, pour que l’homme devienne, soit et reste humain, il lui incombe d’assumer une activité poétique, créatrice d’un monde matériel, suprasensible, invisible, bref symbolique. Cette définition dépasse de très loin ce que nous entendons habituellement par « poésie », c.à.d. l’activité des poètes « professionnels » dont le métier consiste à faire des vers et des rimes.

Déjà Mallarmé protestait contre une telle définition étroite de la poésie. Ecoutons-le : »Poétiser (dichten) ce n’est pas « rendre poétique » ce qui ne le serait pas d’abord. C’est tout simplement être poète, c.a.d. parler en poète. »

Mallarmé semble identifier, au sens de rendre identiques, l’un et l’autre : être et parler. Mais suffit-il vraiment de parler en poète pour être poète ?

Heidegger, à qui je me rallie sur ce point, va encore plus loin, et, s’appuyant sur le poète des poètes allemands, à savoir sur Hölderlin, Heidegger invite l’homme à habiter la terre en poète. Je reviendrai en conclusion sur cet enjeu politique de la poésie – car qu’est-ce que la politique d’autre que l’institution d’un habiter, d’un cohabiter des hommes, entre eux et avec la nature, sur terre ?

Si l’activité proprement humaine est poétique, créatrice d’un monde de symboles, d’idéaux et de valeurs, qu’en est-il de la philosophie ? Est-elle aussi poétique ?

La réponse doit être nuancée, car il faut distinguer entre deux idéal-types (Max Weber), deux modèles de philosophie : l’une qui s’inspire de la Science et une autre qui s’inspire effectivement de la démarche poétique.

Pour aller tout de suite à l’essentiel, il convient de distinguer entre une philosophie fondée sur le concept et une autre fondée sur la métaphore. C’est certainement la philosophie conceptuelle, méthodique, rigoureuse, voire « scientifique » qui est la mieux connue et trop souvent prise pour la philosophie « tout court ».

La philosophie conceptuelle est née du mythe du passage du Mythos au Logos ou de l’irrationnel au rationnel, passage ou révolution accomplis par Socrate, entérinés ensuite par Platon et prolongés par Aristote, les deux fondateurs de la tradition philosophique dite classique ou rationnelle.

Platon, dans le livre II de la « République », commence par affirmer qu’il faut choisir entre mythe et raison (traduction critiquable de logos qui signifie à la fois :rapport, raison, langage et recueillement), même si quelques livres plus loin il invente lui-même un mythe célèbre, celui de la caverne. Il n’est pas si facile de débarrasser le logos du mythos. Et pour compenser cette régression du logos au mythos, Platon chasse les poètes de sa cité idéale (décrite dans la République).

Or, mythe et poésie sont étroitement liés : Paul Ricoeur utilise d’ailleurs le terme « mythico-poétique » et Fernand suit la même inspiration dans son livre « Mythologie en psychanalyse et philosophie », lorsqu’il écrit page 47 : »La métaphore est au sujet ce que le mythe est au groupe ». Etant donné que c’est en grande partie la métaphore qui définit la poésie, je ne pense pas trahir Fernand si je modifie un peu sa phrase et la lis ainsi : »La poésie est au sujet ce que le mythe est au groupe ».

Premier constat :La philosophie conceptuelle, la philosophie inspirée par la Science est née d’une rupture (je répète : néfaste et, au fond, illusoire) avec l’âge mythico-poétique. Les penseurs dits présocratiques, comme Heraclit et Parmenide, se situent à cheval entre les deux, entre le mythe poétique, disons purs d’un Homère ou d’un Hésiod, et la révolution socratique qui a mis au centre de la philosophie le CONCEPT.

Afin d’élucider davantage les liens ou l’absence de liens entre philosophie et poésie, je vais donc comparer les deux notions centrales, le concept et la métaphore.
Commençons par le concept (Begriff) :

Le concept – qu’il soit scientifique ou philosophique – est une idée abstraite, définie et construite avec précision : c’est le résultat d’une pratique et l’élément d’une théorie » (A. Comte-Sponville « Dictionnaire de philosophie »).

Son étymologie vient du latin « cum-capere ». « Cum » ou « co » a ici le sens de « totalement », « entièrement », il indique qu’une action s’achève (cf. con-ficere, qui a donné confection, action d’effectuer entièrement) et « capere » signifie « attraper », « s’emparer », « contenir ». « Concevoir » a donc le sens littéral de attraper, contenir entièrement.

Ainsi, pour Socrate, le concept d’une chose est donné par sa définition correcte, c.à.d. complète et précise qui le soustrait aux variations de l’opinion et à la contingence de l’expérience.

Autrement dit, le concept est le résultat d’une double abstraction, subjective et objective : il fait abstraction des subjectivités qui s’y réfèrent et des variations dues aux différences inhérentes aux objets singuliers qu’il désigne.

Ainsi par exemple, le concept « arbre » fait abstraction de la personne qui l’utilise –c’est toujours rigoureusement le même concept « arbre », que ce soit moi ou n’importe qui d’autre qui s’y réfère- et il fait également abstraction de tous les arbres singuliers, de tel chêne, de tel marronnier concret et singulier.

J’ai affirmé, en introduction, que l’activité proprement humaine découle de ce qu’est l’homme en son essence, à savoir un être de désir, que cette activité est poétique ou créatrice.

Le concept « arbre » étant aussi une création, ne pourrait-on pas m’objecter que la science et la philosophie conceptuelle, celle qui se veut scientifique, sont également poétiques et créatrices ?

Or, il faut distinguer entre deux types de concepts : les concepts empiriques et les concepts spéculatifs.

Les concepts empiriques portent sur des entités, des objets du monde matériel, sensible, on peut les voir, éventuellement au microscope électronique, les toucher, entendre, etc. Ces entités ou objets sont aussi mesurables. Max Planck, l’auteur de la théorie quantique y a même réduit tout le réel en affirmant : »Est réel ce qui est mesurable ». L’école positiviste de Vienne, une école philosophique ( !), connue sous le nom de « Cercle de Vienne » (avec Ernst Mach, Rudolf Carnap, le premier Wittgenstein, Gödel) en a fait son credo philosophique.

Vous pouvez imaginer les ravages, l’appauvrissement orwellien de la pensée promue par cette école dans l’entre-deux guerrres du siècle dernier : tout l’univers immatériel et symbolique est passé à la trappe, exclu de la pensée philosophique, abandonné à l’ »irrationalisme » des poètes et autres artistes.

Revenons à la question : Les concepts empiriques sont-ils poétiques, ouvres de création, créent-ils une réalité nouvelle, inédite ? Il me semble que non, puisque leur finalité, leur fonction est de coller le plus précisément et le plus complètement possible à la réalité matérielle et mesurable existante (cf. la vérité définie comme « adequatio rei et intellectu »).

Les concepts empiriques tels que « arbre », « plante », « animal », « mammifère », « atome », « code génétique » et tous les autres concepts (empiriques) de la science ne créent rien, ils ne font que re-présenter, de façon abstraite et générale ou universelle ce qui existe déjà, ce qui est déjà présent indépendamment d’eux.

Le concept empirique est donc une captation, une capture (rappelez-vous l’étymologie du terme « concept) d’un objet existant, déjà là – ce qui a fait dire à un philosophe (ce n’est pas Heidegger) que la science seule ne nous ferait pas sortir du règne de nos besoins, de notre animalité. Si l’homme se contentait, grâce aux sciences, de maîtriser de mieux en mieux un réel déjà là, il ne serait qu’une sorte de rat supérieur, certes plus intelligent, astucieux et inventif que les autres, mais fondamentalement de la même nature, de la même essence ; il ne sortirait pas de la cage de ses besoins (de survie).

Le « concept » spéculatif (je le mets entre guillemets car, comme nous le verrons plus tard, il ne s’agit pas vraiment de « concepts ») porte sur des entités non existantes (Stiegler : elles sont consistantes), sur une réalité immatérielle, créée par lui, non-mésurable, bref, symbolique. J’ai déjà donné de nombreux exemples de tels « concepts » spéculatifs, comme la beauté, la justice, la vérité, l’égalité, les mots supprimés dans la novlangue (1984 de G.Orwell), etc.

Il y a donc indubitablement une différence décisive entre le concept empirique qui capture, qui enferme un objet réel et matériel déjà là et le « concept » spéculatif qui crée une réalité immatérielle nouvelle ou qui réanime une création ancienne :par exemple l’Etre de Heidegger qui ranime, ravive l’Etre chez Aristote.

Or, et c’est le point central de ma démonstration, la philosophie conceptuelle, celle qui prend pour modèle la science, traite les « concepts » spéculatifs (qui, je me répète encore, sont des créations d’une réalité symbolique nouvelle) comme s’il s’agissait de concepts empiriques qui ne font que décrire ou plutôt re-présenter le plus fidèlement et complètement possible une réalité objective déjà là, matérielle et « mesurable » :on peut en faire l’expérience sensorielle et donc scientifique (cf. Kant et son réductionnisme scientiste de l’expérience : en réduisant celle-ci en fait à l’expérimentation scientifique, il ne peut plus comprendre cette phrase de Spinoza : »Nous sentons et nous faisons l’expérience que nous sommes éternels »)

Autrement dit, la philosophie conceptuelle qui se veut rigoureuse et méthodique, veut nous faire croire qu’il existe des « concepts » spéculatifs abstraits, universels, généraux et précis qui ne feraient que décrire une réalité indépendante d’elle, comme sont certainement indépendants de nous (de notre pensée) le monde matériel qui nous constitue (notre corps) et qui nous entoure (les objets et les choses de notre environnement).

L’universalité revendiquée pour les concepts empiriques ne peut s’appliquer aux « concepts » spéculatifs. Toute l’histoire de la philosophie apporte la preuve que les « concepts » spéculatifs sont des créations irréductibles les unes aux autres, qu’il est impossible de les universaliser ou généraliser par un procédé d’abstraction, comme cela fonctionne très bien en matière de concepts empiriques. Comment, en effet, rassembler sous un seul concept ce que Platon entend par ex. par « justice », ce qu’en dit Aristote, Kant ou Nietzsche ? C’est la même chose pour l’amour, la liberté, la vérité, la beauté, etc.

En outre, contrairement aux concepts empiriques ou scientifiques, en matière de « concepts » spéculatifs – tout comme par ailleurs en poésie ou en art en général – il n’y a pas de progrès, qu’il s’agisse de leur définition ou de leur universalisation (en fait,de leur généralisation).

La philosophie conceptuelle, « rationaliste », autrement dit la mauvaise métaphysique, se contente de décrire ce qui est, en ignorant, en oubliant qu’elle aussi est, en son fond, une activité poétique, c.a.d. désirante, qui crée ce qu’elle estime désirable.

Comme l’exprime un philosophe aixois contemporain (J.M.Brohm) : « C’est le possible, le non-encore advenu mais à faire advenir [c’est à dire à créer] qui rend intelligible l’être-là (ce qui tout simplement est) ». C’est une autre façon d’exprimer la suprématie du désir sur le besoin ou la (sur)détermination du besoin par le désir qui crée le désirable et qui est donc d’essence poétique.

La philosophie conceptuelle ignore ou plutôt : elle a oublié son origine poétique, elle a oublié que le Concept a été d’abord une métaphore qui est le propre de la poésie (cf. Shelley : »Le langage des poètes se compose de métaphores vivantes »).

Fernand Reymond dans « mythologie en psychanalyse et philosophie » cite Rousseau : »D’abord on ne parla qu’en poésie, on ne s’avisa de raisonner que longtemps après ». Et un peu plus loin (c’est toujours les propos de Rousseau cités par Fernand) : « On nous fait du langage des premiers hommes des géomètres (je traduis :des scientifiques qui se contentent d’explorer ce qui est), et nous voyons que ce furent des poètes ». Et toujours Fernand qui commente : « Nous retiendrons que pour Rousseau le premier langage fut l’expression des passions émancipées des besoins…La métaphore naît dans le déplacement des intérêts de l’homme du besoin à autre chose qui caractérise la gent humaine que Rousseau appelait la passion et que la psychanalyse appelle le Désir. »

Mais qu’est-ce qu’une métaphore, l’élément central de la poésie et d’une philosophie poétique ? Etymologiquement et réellement, c’est un transport ou un transfert. Le mot vient du verbe grec « metaphorein » qui signifie porter vers, porter au-delà. En transportant ou en transférant le sens d’un mot désignant un objet réel, matériel vers une réalité immatérielle, supra- ou extra-sensible, la métaphore crée des symboles. Fernand a tellement bien vu cette parenté étroite entre métaphore et symbole qu’il les a, à mon avis, confondu. Il écrit page 11 : « Le symbole déplace le sens du propre (qui se refère au monde concret et sensible) vers le figuré » (immatériel, suprasensible) » Fernand confond ici, je crois, le processus (la métaphore) avec son résultat (le symbole).

Le mot « symbole » nous vient également d’un verbe grec (ancien), à savoir de « symballein » et qui signifie « jeter ensemble », « joindre », « relier », « mettre en contact ». On peut définir le symbole comme étant le résultat d’une mise en contact, d’une liaison ou d’une association d’idées entre le monde sensible et fini avec une réalité suprasensible et infinie. Ou, dit autrement, la métaphore, en créant des symboles tente de combler le fossé qui existe entre les activités mentales intérieures et invisibles, d’une part, et le monde des phénomènes qui peuplent le monde matériel et sensible, d’autre part.

Voici deux exemples de métaphores oubliées par la philosophie conceptuelle (que j’oppose à la philosophie poétique ou métaphorique), deux métaphores qui ont enrichi le monde suprasensible des symboles ; j’ai trouvé ces deux exemples chez Platon qui a fait passer, grâce à la métaphore, par essence poétique, deux mots désignant des réalités concrètes, matérielles, empiriques, dans le langage philosophique où ils ont fini par devenir des concepts spéculatifs, autrement dit, des métaphores pétrifiées, mortes. (cf. Hanna Arendt « La vie de l’esprit » tome I).

Premier exemple : Le concept d’origine platonicienne d’Idée, « ideos » en grec, désignait jusqu’à Platon, le gabarit, le patron, le croquis dont l’artisan devait disposer avant de se mettre au travail. Par métaphore, par transport ou transfert, Platon a déplacé ce modèle concret et réel qui survit aux productions singulières de l’artisan, dans un autre monde, immatériel et symbolique, celui des Idées du monde supra-sensible. (c’est un peu plus compliqué car Platon prétendait encore de pouvoir « voir », d’avoir la « vision » de ces Idées ou de se souvenir d’avoir vu ces Idées avant d’être né quand l’âme séjournait, avant de s’incarner, parmi elles ; cf. sa théorie de la « réminiscence »).

L’ « idéos », le gabarit, le patron concret (on peut le dessiner) s’est transformé (et toute métaphore implique une métamorphose, une transformation), grâce au génie poétique de Platon, en un être immatériel, suprasensible, bref symbolique. Ce n’est que par ignorance, ou plutôt par oubli de son origine que l’Idée platonicienne est devenue ensuite un « concept » spéculatif, assimilé à un concept empirique, c.a.d. abstrait, bien défini et universel.

Le deuxième exemple concerne le « concept » platonicien d’âme ou « psyché » en grec ancien. Les contemporains de Platon entendaient par « psyché » le souffle de vie, le dernier soupire qu’exhalent les mourants. « Psyché » ou « âme » désignait encore un élément concret et matériel appartenant au monde sensible. C’est Platon qui a métaphorisé, c.a.d. transporté, transféré ce souffle matériel, existant réellement, qui s’échappe du mourant et semble donc survivre au corps, il l’a transféré dans un autre monde, immatériel et suprasensible, celui des symboles. Et c’est à partir de cette métaphore poétique de Platon que se sont construites les doctrines et conceptions postérieures, les « concepts » spéculatifs de l’âme immortelle.

D’autres exemples me viennent à l’esprit, ils sont innombrables.

Par exemple, l’essence ou substance aristotélicienne, l’ « ousia » en grec ancien, désignait à l’origine une sorte de fonds agricole, un bien immeuble qui reste inchangé par opposition au x différentes façons de l’exploiter.

Plus près de nous, Deleuze et Guattari, tout en définissant le philosophe comme étant celui qui crée des concepts (cf. « Qu’est-ce que la philosophie ? ») , en fait, crée des métaphores. Je pense au « rhizome » de Deleuze qui est horizontal et multidirectionnel qu’ils opposent à la « racine », verticale et unique. De même la « ritournelle » de Deleuze désignant le mouvement de territorialisation et de déterritorialisation me semble être une trouvaille métaphorique et poétique, plutôt qu’un « concept » spéculatif.

Avant de conclure, je voudrais brièvement résumer notre parcours :

J’ai commencé par distinguer le besoin qui cherche à maîtriser, à s’emparer (concevoir =capturer) de ce qui est, du désir qui crée un monde désirable, immatériel, symbolique et imaginaire. Dès que ce monde immatériel se matérialise, et ceci est de plus en plus le cas, grâce ou plutôt à cause de l’efficacité inouïe de la technoscience, l’horizon, l’astre du désir se transforme en besoin (cf. « Vous l’avez rêvé, Sony l’a fait », une pub pour un camescope).

L’homme est, dans on essence, un être de désir qui crée ou plutôt qui doit créer, tant qu’il n’est pas devenu un post-humain, le monde symbolique, immatériel, qui est son véritable monde (cf. Heidegger : les animaux n’ont qu’un environnement (matériel), l’homme a aussi un monde (symbolique)).

J’ai donné plusieurs exemples de destruction de ce monde symbolique et ses effets : la réduction de l’homme à l’animalité, voir à des robots (Les Iks, Le cauchemar de Darwin, les « musulmans » dans les camps nazis).

Ensuite, j’ai explicité ce qui était sous-jacent à la distinction entre besoin et désir, à savoir une conception large de la poésie qui ne se réduit pas à la composition de vers et de rimes par les poètes attitrés mais qui, en suivant Heidegger, concerne l’habiter, le co-habiter de l’homme avec ses semblables et la nature, le cosmos. J’ai annoncé alors ma conclusion sur le caractère éminemment politique de la poésie.

Puis, j’ai abordé le passage, la coupure illusoire effectuée par Socrate entre le mythe, le mythico-poétique et le Logos (la raison) qui a donne naissance à la philosophie classique, rationnelle, conçue sur le modèle de la Science et fondée sur le concept abstrait, précis, objectif et universel. Nous avons alors distingué les concepts empiriques des « concepts » spéculatifs :les concepts empiriques saisissent, s’emparent du monde matériel, sensible, tandis que les « concepts » spéculatifs renvoient au monde immatériel, symbolique des idéaux, valeurs et repères.

C’est en assimilant les « concepts » spéculatifs aux concepts empiriques que la philosophie conceptuelle, rationaliste, s’est fourvoyée. Elle s’est fourvoyée en rabattant le désir sur le besoin, c.a.d. en substituant un procédé de capture (intellectuelle) d’un objet réel, réellement existant à la création d’une entité immatérielle, extra-sensible, symbolique.

Ce fourvoiement est dû à un oubli, à l’oubli que le « concept »spéculatif est en réalité une métaphore pétrifiée, morte. (cf. Fernand, page 18 : »Le concept est âpre et sec »).

Avant de terminer par quelques exemples d’un tel oubli, j’ai essayé de clarifier les rapports entre la métaphore et le symbole. Je répète : La métaphore est le procédé de création (la poiesis) du symbole, du monde symbolique. La métaphore est l’action et le symbole est son résultat.

Conclusion :

Quant aux rapports entre philosophie et poésie, je n’ai pas parlé de la poésie en tant qu’objet de la philosophie. Dès ses débuts, la philosophie classique ou conceptuelle a réfléchi sur la poésie. Platon y fait allusion dans le Banquet et dans la République et Aristote a écrit tout un traité consacré à la Poétique. Seuls quelques fragments en sont parvenus jusqu’à nous.

Je n’ai pas parlé non plus des philosophes qui sont en même temps des poètes. L’exemple le plus illustre est certainement Friedrich Nietzsche qui n’était considéré que comme poète, jusqu’à ce que Heidegger en ait fait un philosophe décisif, celui qui a inauguré la post-modernité. On peut aussi citer les poètes-philosophes comme Hölderlin, Rilke, Paul Valery ou Yves Bonnefoy.

J’ai mentionné les philosophes-poètes qu’étaient les présocratiques », du moins Heraclit et Parmenide et j’ai critiqué la fausse, l’illusoire rupture socratique entre le mythos et le Logos, entre la vision mythico-poétique du monde et son rétrécissement logico-rationaliste.

C’est sur cette néfaste, mais en réalité illusoire rupture entre Mythe et Raison que je voudrais, pour terminer, insister, sans pour autant prôner le simple retour au temps des présocratiques où mythe, poésie et raison faisaient encore bon ménage, même si c’était un ménage à trois….

Il est temps, me semble-t-il, de re-nouer ensemble, mais de façon nouvelle, poésie et philosophie, grâce à une réinterprétation du mythe.

Le mythe qui, aux temps des présocratiques, nouait ensemble poésie et philosophie était tourné vers le passé (mythique), il enchaînait le présent et le futur à un récit de l’origine, celle de l’homme, de la communauté et du cosmos. Autrement dit, il organisait politiquement (cf. M. Gauchet) la cohabitation des hommes entre eux et des hommes avec la Nature ou le Cosmos. Fernand, page 28:  « Le mythe est une création esthétique (je dirais poétique) que reconnaît la communauté ; il…peut servir de modèle imaginaire à des identifications pour [que chacun puisse] jouer son rôle social ».

La philosophie (conceptuelle), en se dé-mythifiant, est tombée dans le piège, dans l’impasse scientiste, et la poésie, renonçant à son tour à sa fonction mythique, c.a.d. politique, est tombée dans le piège de l’expressivité purement subjective du déchaînement de l’imaginaire (de l’inconscient) sans bornes ni ancrages. Je ne suis pas d’accord sur ce point avec Fernand qui semble défendre (page 13) une telle poésie déchaînée, au mépris de toute responsabilité, toute prise en compte du tissage de liens par le mythe, c.a.d. par le politique.

Le mythe, au sens traditionnel du terme, enchaîne la communauté (et les individus) à un passé sacré, intouchable. Nous avons tous en mémoire les abus, les crimes perpétrés par le nazisme au nom d’une telle mythologie passéiste, réactionnaire. C’est sûrement l’une des raisons, parmi d’autres (aussi le rationalisme étroit des Lumières) du discrédit dans lequel était tombée toute référence politique aux mythes.

Mais une autre conception du mythe a vu le jour il y a environ deux siècles. L’auteur est un philosophe allemand, Friedrich Wilhelm Schlegel. Je le cite : »Il manque à notre poésie un centre comme la mythologie en était un pour celle des anciens. La principale faiblesse de la poésie moderne, par rapport à l’ancienne, peut se résumer dans ces mots : nous n’avons pas de mythologie. Cependant, j’ajouterai que nous sommes près d’en acquérir une ; ou plus exactement, il serait temps de conjuguer nos efforts pour en mettre une au jour. Pourquoi ce qui a été ne se renouvellerait-il pas ? D’une autre manière certes ; mais pourquoi pas sous une forme plus belle et plus haute ? » En d’autres termes : Le romantique Schlegel ne veut pas restaurer les mythes archaïques ; son ambition, sans précédent dans l’histoire de la culture, c’est de créer librement une mythologie nouvelle, poétique, non religieuse et « moderne ». (c’est le commentaire de M.Löwy et Robert Sayre in « Révolte et mélancolie »)

Quelques années plus tard, le Français Georges Sorel (Introduction à « Réflexions sur la violence ») insiste à son tour sur la re-orientation du mythe vers le futur et il souligne son rôle politique : »Le mythe fournit l’image d’un avenir fictif (je préfère :possible) qui exprime les sentiments d’une collectivité et sert à entraîner l’action ».
Plus près de nous, dans les années 50 du 20 ème siècle, Ernst Bloch s’est prononcé pour la réhabilitation du mythe après qu’il ai été souillé par les idéologues nazis, à condition qu’ils soit illuminé, je le cite « à la lumière de l’utopie ».

La nécessité d’un tel mythe utopique, autre nom pour la philosophie poétique et politique, qui réconciliera poésie, philosophie et politique se fait d’autant plus sentir que la tyrannie du TINA (cf. madame Thatcher : « there is no alternative ») menace de rabattre le désir d’exister sur le besoin de survivre, de réduire l’homme défini comme animal symbolique (Ernst Cassirer) à n’être qu’un animal fonctionnel, un robot, une machine (plus ou moins sophistiquée).

Nous sommes tous conviés, je dirais même, vu les menaces qui pèsent sur l’homme, sur le lien social et la santé de la planète, mis en demeure de créer (poiein) un mythe, par définition, commun qui conjugue le « changer la vie » de Rimbaud (poète) avec le cri (politique) des manifestants de Seattle (en 2001 ?) : « Un autre monde est possible ».

C’est en tout cas l’objectif principal, à mes yeux, du mouvement de « la philosophie dans la cité » dont mon intervention et l’échange qui va suivre dans le débat, font partie.

Gunter Gorhan (24 avril 2005)

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