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Nouvelles littéraires de Fernand Reymond

Alpes, Etre et Temps - Beaumarchais - CAGLIOSTRO - CREPUSCULE D’UN SYMBOLISTE

DIDEROT

 

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ALPES, ETRE ET TEMPS

Vingt heures , Albert le guide de la compagnie de Saint Gervais étale sur la vieille table branlante du refuge de haute montagne, une carte IGN qu’il étudie soigneusement avec Gérard son client et ami , sous la lumière blafarde d’une lampe camping gaz , il explique l’itinéraire du lendemain : « Nous devrons emprunter ce sentier qui nous conduira à la moraine du glacier , traverser le glacier noir , un pierrier recouvrant celui ci , puis franchir une rimaye , passage délicat , puis ce ne sera plus que du rocher où il faudra mettre un peu les mains , la difficulté commencera avec des passages d’escalade côtés cinq , après ce sera une cheminée à laquelle on accède par une faille horizontale appelée la boite aux lettres , la cheminée est étroite et il conviendra de porter des casques car les chutes de pierres sont fréquentes , ensuite une paroi verticale où il faudra pitonner pour accéder à une vire ,et l’on atteindra le sommet sans effort en cinq minutes . » Les deux alpinistes, se connaissent depuis longtemps, ils ont déjà fait de nombreuses courses ensemble, dans le massif du mont blanc, en Vanoise et dans le parc national des écrins. Ils apprécient l’effort physique, le vertige des abîmes, la majesté des sommets, l’atmosphère liturgique des cathédrales de glace des crevasses des grands glaciers, les ballets funambules sur les arêtes sommitales, les cheminées du diable où tels des ramoneurs athlétiques ils grimpent en homme araignée, les belvédères somptueux, les couloirs amphithéâtres sur des précipices abyssaux, les corniches sublimes où roulent les cailloux menaçants, les sentiers serpentant dans la rocaille.
Ils adorent les rappels sans fin, le long des parois de géant, les longues escalades, en quête de la moindre prise avec le souffle court et le cœur qui bat la chamade, ils cherchent une voie aléatoire dans les chemins du hasard sur des murs abrupts, où le moindre graton leur permet de se hisser un peu plus vers les cimes. Ils font corps avec le minéral, le chaud calcaire, le froid granit, le friable schiste. Leur union par la corde solidaire est cet ombilic qui fait d’eux des jumeaux solitaires bravant l’adversité, ils sont symbiotiques, synergiques tout au long de leurs ascensions, comme les pièces mécaniques d’une horlogerie qui matérialisent le temps, comme les deux aiguilles synchrones d’un cadran, avec en plus leurs âmes qui domestiquent leurs corps via la volonté de dépassement de soi même, des limites triviales du quotidien. Leur tandem éphémère, le temps de la course alpine vise l’élision de l’altérité, pour ne faire qu’un l’espace d’un moment exceptionnel où ils défient les lois de la gravité universelle, cette gageure physique s’accompagne d’une communion psychique singulière, de fusion du deux dans l’un face au grand autre de la nature implacable qui se rie de leur ambition et a réduit à néant d’autre tentatives échouées dans le drame létal. Ce jeu de trompe la mort, les soude dans une vanité qui de mortels fait périodiquement d’eux des demi dieux. C’est sur le fil du rasoir entre être et néant qu’ils se grisent. Ce qu’ils jouent là c’est le théâtre des mystères entre le cosmos et l’homme, entre nature et loi. Leur nature est de nier la discontinuité entre corps et esprit, entre microcosme et macrocosme, ce qu’ils veulent c’est l’harmonie complète entre les forces telluriques et les forces psychiques.
En cette saison de fin de l’été et de début de l’automne, le refuge est désert contrairement à la haute saison où il est surpeuplé, les deux alpinistes bénéficient ainsi du calme nécessaire au recueillement pour apprécier l’atmosphère envoûtante de ce haut lieu. Ils sortent du baraquement rustique et observent les cieux qui sont immaculés et déploient la carte du ciel, ses balises intersidérales qui clignotent pour faire signe d’un présent se dissolvant dans un passé galactique. Les deux montagnards philosophent sur ces étoiles qu’ils voient encore scintiller et qui pourtant sont mortes depuis des millions d’années leur donnant du temps une dimension toute relative et de l’espace une conception fantomatique où le spectre des étoiles mortes hantant encore la voûte céleste leur rappelle la présence obsédante des esprits des ancêtres, des pionniers qui gravirent ces citadelles de l’impossible avec un matériel désuet.
Durant l’année scolaire Albert est maître de conférence d’Astrophysique à la faculté de Grenoble et Gérard est géologue, tout deux ont une conception de l’histoire qui contrairement aux adeptes des sciences humaines calculant en siècles, se compte pour eux en millions d’années .
Albert parle du Big Bang et Gérard du Jurassique et du Crétacé, autant d’époques antérieures à la formation des Alpes, cet immense château de cartes qui constitue le cadre majestueux de leur passion commune. Albert et Gérard sont en quête d’un Graal abstrait et vont de défi en défi avec un invariant, la conquête de l’inutile, autant d’actes gratuits paradoxaux en ces temps de course au lucre.
Au cours de leur marche d’approche Gérard a récolté une belle collection de cristaux, ces merveilles de géométrie parfaite créées par un Euclide métamorphique, il les a alignés sur la table et compte leurs facettes comme autant de miroirs d’une nature plurielle où les forces tectoniques ont fait oeuvre d’Art. Gérard déclare : « Ces cristaux condensent la perfection de la géométrie et des forces telluriques, ils sont l’œuvre d’un joaillier sublime, dans ces cristaux se mirent la légende des siècles, l’énergie du grand architecte de l’univers dont le génie est mathématique. » Albert reprend : « Les formes conjuguent les forces au passé composé, ce cristal a du mettre des millions d’années à se former, comme les stalactites et les stalagmites des grottes, le temps minéral est suspendu, il s’écoule sans précipitation sans commune mesure avec notre propre échelle du temps de nous autres mortels éphémères. »
Les deux alpinistes cassent la croûte en devisant. Le camembert est bien coulant, le pain est croustillant, le vin est gouleyant.
Albert sort de son sac, une petite bouteille de Genépy en déclarant ; « J’ai confectionné moi-même cette liqueur de genépy. J’ai ramassé ces armoises cet été, au Bric Froid dans la vallée du Queyras qui est mon pays d’origine. Le Queyras, c’est mon berceau dans le village de Ristolas au bord du Guil, cette rivière capricieuse qui inonde régulièrement la vallée. C’est là qu’enfant je gardais les boeufs sur les flancs du Pelvas cette montagne à vaches, au lieu dit « Pierres écrites » où je passais des heures à déchiffrer ces signes cabalistiques gravés sur les rochers, un peu comme les gravures préhistoriques de la vallée des merveilles au pied du Mont Bégo dans le Mercantour. Je contais aussi fleurette à la bergère nubile. Je ramassais le foin que je transportais sur un char branlant jusqu’à la grange du village abandonné de Valpréveyre qui nous servait à la bergère et à moi de nid d’amour. Ma première ascension, ce fut le Bric Bouchet, mon premier trois mille, et je n’en menais pas large au passage délicat appelé le « passa cavalo » que l’on passe à cheval entre deux abîmes, tellement l’arête est étroite. J’allais au lycée d’Embrun au bord de la Durance, cette ville aux ancêtres vaudois, des hérétiques persécutés par l’église catholique et le roi. Mes aïeux du Queyras étaient des protestants que l’abrogation de l’édit de Nantes par Louis XIV avait obligés à la conversion à la religion catholique ou à l’exil, ils sont restés cependant en Queyras et ont conservé leur foi clandestinement jusqu’à la révolution. Les hivers sont rudes au pays et l’économie était impécunieuse, la plupart émigraient à Marseille, dans les commerces de fromages des alpes, jusqu’à ce que les sports d’hiver et le tourisme transforment la vallée en stations à la mode pour les classes moyennes du littoral maritime recherchant l’authenticité d’un pays loin des stations du ski industriel. J’ai fait l’école d’alpinisme de Chamonix avec comme professeur le célèbre marseillais Gaston Rebuffat, le héros de l’Anapurna. Je reviens régulièrement au pays, bien que ses sommets soient beaucoup moins exaltants que ceux du massif du mont blanc, pour des pèlerinages sur les traces de mes exploits d’adolescent et pour retrouver mes vieux parents qui ont abandonné l’élevage pour ouvrir un gîte d’étape de randonneurs et de ski de fond. »
Gérard reprend : « Contrairement à toi, je ne suis pas né montagnard, c’est à Marseille que j’ai passé mon enfance et adolescence, mes montagnes c’étaient les Calanques, où j’ai fait mes premières armes de grimpeurs au club alpin de Marseille Provence. Mes sommets c’étaient la grande Candelle dans le massif du Puget, le doigt de Dieu de la calanque d’En vau, les falaises du Devenson, avec pour perspective la Méditerranée, la grande bleue. Je n’ai pas connu les glaciers avant dix huit ans, dans le parc des Ecrins, le glacier blanc et la barre des écrins ont été mes premiers exploits alpins. Jusqu’alors je ne fréquentais que les parois calcaires des calanques dans les embruns et les coups de Mistral. Je lisais « Premier de cordée » de Frison Roche, je m’émerveillais, à la lecture des journaux, des prodiges de Lachenal et Rebuffat dans l’Anapurna. Ma vocation pour la géologie prend sa source dans les calanques, me frotter au minéral voila mon challenge.
Mes études à la faculté des sciences de Marseille, mon doctorat sur les structures cristallines, puis ce fut ma premiere embauche dans le département recherche et prospection d’une grande compagnie pétrolière. »
Il remplit deux verres de liqueur que les deux amis dégustent sans précipitation en épiloguant sur la notion de temps comparés dans les philosophies occidentales et orientales, sur le temps linéaire et la notion de progrès chez les occidentaux et le temps cyclique et le mythe de l’éternel retour chez les orientaux.
Gérard dit « Sur ce sujet, j’ai fait mon choix depuis toujours, depuis mon enfance où je posais des questions embarrassantes à mes parents sur la vie après la mort et où je balbutiais déjà une théorie, un espoir de réincarnation, ce qui scandalisait mes parents chrétiens orthodoxes qui ne se reconnaissaient pas dans leur progéniture.
Albert rétorque : « je suis un scientifique pur et dur ne reconnaissant qu’un temps, le temps linéaire avec un bémol celui de la relativité d’Einstein, affirmant que le temps est fonction de la vitesse du véhicule et que plus l’on s’approche de la vitesse de la lumière plus le temps se dilate , avec l’exemple fameux de l’anecdote des spationautes partant pour un voyage à bord d’un vaisseau frisant la vitesse de la lumière et revenant sur terre en ayant vieilli de quelques années alors que leurs contemporains seraient déjà tous morts depuis des décades . »
Gérard réplique : « J’interprète cette théorie de la relativité, avec des clés orientales , j’identifie le véhicule avec l’âme éternelle et le voyageur mortel avec les corps interchangeables d’une vie antérieure à une vie ultérieure et ainsi de suite dans l’éternité d’un temps n’ayant ni début ni fin, mais se reproduisant identique à lui même dans des cycles immuables avec leurs lots de catastrophes naturelles , de guerres , d’épidémies , de révolutions sociales n’intégrant nullement une quelconque notion de progrès et ne donnant aucun sens à l’histoire conception illusoire des occidentaux qui croient à un idéal à atteindre alors que l’univers , la nature , la Physis des grecs ne connaît qu’une loi ,le retour du même , rien ne se perd , rien ne se crée tout se transforme et la transformation n’est qu’illusion du différent et n’est en fait que la reproduction à l’identique. Le visible changeant n’étant que le voile de Maya qui occulte la réalité immuable et intangible du caché , du principe qui ne fait que dupliquer de l’identique sous le masque du différent . »
Albert déclare avec véhémence : « Je suis contre cette conception du temps qui condamne l’homme au fatalisme et le laisse s’accommoder stoïquement du bien et du mal, le confine dans la passivité. »
Gérard lui rétorque : « Le militantisme et l’interventionnisme est un paramètre intégré dans la loi de l’univers et cela s’appelle l’entropie, énergie gaspillée en pure perte et pour moi, il n’y a pas à chercher de salut ou de progrès mais à synchroniser le magnétisme de son corps sur le cosmique pour résonner en harmonie avec lui sans se soucier du sensé ou de l’insensé de la loi universelle qui fait vibrer les atomes et les êtres à l’unisson. » Albert reconnaît : « Chez moi, il y a un clivage entre ma conception du monde avec les outils mathématiques dont je dispose et les théories que j’échafaude et ma conception ontologique, ma conception de l’être humain qui pour moi échappe au déterminisme mécanique ou quantique de l’univers, dans mon for intérieur en dépit de mon adhésion à la thermodynamique et à la théorie de la relativité. Je reste philosophiquement profondément Platonicien et pour moi, le monde de l’intelligible, le monde des idées échappe au matérialisme, il est spécifique à l’espèce humaine, il n’est pas réductible au substrat neurobiologique , il est transcendant , d’où mon émancipation des lois universelles physiques. Donc je cultive encore l’idéal et croit en l’idée de progrès et dénonce tous les défaitistes de la raison qui se résigneraient à se soumettre à une hypothétique loi de l’économique ou du politique incontournable. »
Gérard réplique : « Je ne suis pas affecté d’être catalogué dans le camp des résignés car je défends ma position en faisant appel à un argument irrationnel celui de la divine providence qui pourvoit à toutes les injustices en vertu de la loi de l’équilibre des contraires, à chaque action correspond une réaction qui rétablit la balance dans l’univers physique ou social »
Albert : « L’histoire a-t-elle un sens ? D’abord l’histoire de l’humanité est bien réduite par rapport à l’histoire du cosmos ! Le cosmos est il en expansion ou en rétraction ? Les physiciens défendent les deux hypothèses en même temps, ce qui dans la nouvelle logique n’est pas contradictoire, tellement l’univers et ses lois sont impénétrables. Lavoisier disait « rien ne se perd, rien se crée, tout se transforme » cette théorie physicochimique est a rapprocher des métamorphoses de la vie et de l’éternel retour des philosophies orientales. Tout système revient tout ou tard à son équilibre, ce qui est valable pour le cosmos l’est aussi pour les sociétés humaines, après chaque révolution qu’à connu l’histoire que ce soit au XVIII ème siècle en France, au XX ème siècle en Russie ou en Chine, il y a un retour à de nouveaux équilibres plus ou moins libéraux, plus ou moins totalitaire, c’est l’effet boomerang. Hegel pensait que l’histoire avait un sens, le sens de l’esprit absolu c'est-à-dire le sens que dieu voulait donner aux sociétés humaines, Marx pensait lui aussi que l’histoire avait un sens, un but la révolution et l’appropriation collective des biens de productions économiques. Maintenant l’on parle de « fin de l’histoire », mais c’est un mythe car les affrontements religieux qui s’étaient éteint depuis des siècles reprennent le dessus, avec les conflits entre l’occident postchrétien et l’orient musulman. »
Gérard rebondit : « Je vois que poussé par les faits de la réalité historique, tu en viens à te contredire toi qui défendait un temps linéaire avec l’idée de progrès, là tu viens sur mon terrain et mon hypothèse d’un temps cyclique cher aux orientaux. Je crois que le temps et l’histoire mélangent l’aspect cyclique et linéaire et l’on pourrait dire que le temps et l’histoire sont hélicoïdaux synthétisant ainsi l’antinomie du cyclique et du linéaire. »
Albert répond : « Pour sortir de ces considérations générales, cosmiques, sociales, je vais me placer sur un plan plus restreint et te confier une histoire subjective personnelle qui illustrera ta synthèse du linéaire et du cyclique via l’hélice. Cette confidence touche à ma vie sentimentale que tu ne connais pas, vue que nous ne nous rencontrons qu’à la faveur de courses de haute montagne et que jusqu’alors, nous n’avions discuté que d’alpinisme. Il y a quelques années je tombais amoureux d’une journaliste de revue scientifique qui était venu dans mon laboratoire de la fac de Grenoble enquêter sur nos recherches. Elle était ravissante, pétulante, pulpeuse, sportive, sa passion n’était pas la montagne mais la plongée sous marine. Notre idylle dura longtemps, ménageant l’indépendance de chacun, nos retrouvailles étaient chaque fois enthousiasmantes et sensuelles, sur le plan intellectuel nous rivalisions avantageusement, et nos ébats sexuels étaient suivis de discussions fort enrichissantes pour tous les deux. Autrement dit, l’amour parfait qui n’aliène aucun des protagonistes et respecte leur identité, leur sensibilité.
Cela dura le temps que l’amante se découvre une vocation maternelle, ce qui est assez normal pour une femme, même si elle est moderne, active et battante. Devant mon refus catégorique de lui faire un enfant, son humeur jusqu’alors joviale, se dégrada et confina à la mélancolie, ce qui nécessita une hospitalisation en clinique psychiatrique. Des soins lui furent prodigués et elle commença en plus du traitement chimique une cure psychanalytique. J’étais au désespoir de voir cet être cher sombrer dans la dépression, mais aveugle, je ne faisais pas le rapport de cause à effet, entre son état morbide et mon refus de la féconder. Elle sortit assez rapidement de son marasme et retrouva sa volubilité, avec un bémol, c’est qu’elle s’émancipa totalement de moi, me réduisit au statut d’ami sans plus, refusa de reprendre toute relation sexuelle et me déclara que comme beaucoup de cures psychanalytiques, la sienne débouchait sur une rupture. Elle ne me reparla plus de désir d’enfant et prit ses distances vis-à-vis de moi, sans inimitié, sans rancœur, mais en toute indifférence, ce qui me chagrina grandement. Je mis des mois à assumer la séparation et m’investis à fond dans mon travail pour oublier.
Deux années plus tard après la fin de mon deuil, je renouais avec les sentiments et la sexualité, en la personne d’une étudiante de dix ans ma cadette qui travaillait dans mon laboratoire pour une thèse de doctorat.
En plus de mon action pédagogique en vue de sa thèse d’astrophysique, je l’initiais à l’alpinisme et elle fut fanatique de ce sport qu’elle découvrait avec moi, notre complicité était totale, dans les sentiments, le sexe, les études et le sport. Je revivais l’harmonie idéale que j’avais vécue avec la journaliste quelques années auparavant.
Je nageais dans le bonheur, mais c’était sans compter avec ma névrose, ma compulsion de répétition. Au bout de son cursus doctoral, elle fut embauchée au Centre national d’astronomie spatiale et avant de partir pour Kourou en Guyane sur le champ de tir de la fusée Ariane, elle me demanda de lui faire un enfant. Ma réponse fut identique à celle de la première expérience amoureuse, ce fut un refus catégorique. Elle précipita son départ en Guyane et depuis ne donne plus signe de vie, ne répond à aucune de mes lettres, raccroche instantanément chaque fois que je l’appelle au téléphone, en criant qu’elle ne veut plus entendre parler de moi ! » Gérard réplique : « Je comprends maintenant ta conviction irrévocable d’un temps linéaire, non pas comme celle d’un scientifique que je croyais être la tienne, mais plutôt comme une révolte contre ton sort de névrosé qui se refuse à reconnaître sa compulsion de répétition et qui la nie régulièrement, pour mieux inconsciemment la réaliser dans sa biographie. Je reconnais qu’il est déplaisant au possible pour un être de raison comme le sont les scientifiques de se rendre à l’évidence des automatismes mentaux de notre inconscient qui font de nous des marionnettes qui répètent les mêmes comportements en contradiction avec la raison, qui font de nous des aveugles, des automates soumis à un désir inconscient qui échappe à notre entendement diurne, mais qui nous est révélé chaque nuit dans nos rêves qui se rient de la raison raisonnante et nous plongent dans l’irrationnel, le merveilleux, un monde enchanté qui est le notre, mais que nous ne reconnaissons pas comme tel, que nous attribuons à un esprit malin qui nous est étranger, mais qui insiste à notre insu dans notre vie diurne. Ce que tu nies, quant à moi, je l’ai fait mien, je l’ai adopté comme philosophie de la vie, d’une vie où la raison et la conscience ne sont qu’épiphénomènes, là où règnent en maître l’irrationnel et l’inconscient.
Je suis convaincu que moi-même je répète pour nier le temps qui passe, pour être fidèle à mes origines, pour réaliser mon Soi dans son authenticité, conforme à mon héritage patrimonial, même si à posteriori ma raison critique une telle attitude. Je suis persuadé d’être le maillon héritier d’une longue chaîne, qui depuis des lustres se transmet de génération en génération, les mêmes arcanes. Je suis héritier des erreurs de ma famille et je paie les dettes dont les origines remontent à la nuit des temps. Je vais te donner un exemple concret. Mes ancêtres étaient mineurs de fond dans les Cévennes, mon père à Marseille était négociant en bois charbons et fuel et moi me voila prospecteur de pétrole, tu vois là une continuité, un atavisme, une hérédité qui certes n’est pas génétique mais patrimoniale, culturelle. Cette fascination familiale pour les énergies émanant du centre de la terre qui depuis les mines de la Grand Combe en Cévennes, nous a tous conduit vers des métiers dérivés de la même origine, le centre de la terre. La terre mère, la déesse Gaïa des grecs antiques, avec ses cavités labyrinthiques, ténébreuses, matricielles, la mère obscure, dont Jules Vernes a donné un roman fantastique. Cette vacuité dédalique que recherche les spéléologues, les mineurs, les plongeurs sous marins, voila le phantasme dont j’ai à me libérer et qui structure toute ma vie professionnelle et que j’exorcise avec toi dans mes ascensions verticales pour fuir l’antre de la terre et courir vers ses sommets, pour me rapprocher du ciel, le dieu Ouranos des grecs, le symbole des pères qui arrachent leurs enfants du ventre de leur mère pour les amener vers la lumière de la raison. »
Albert intrigué : « Je ne croyais pas au déterminisme, j’étais incrédule et sur de ma liberté, je me pensais certes responsable, mais libre. J’ai très tôt cessé de croire en dieu, j’étais convaincu d’être ma propre loi consciente et rationnelle, je raillais les crédules, les superstitieux voyant dans leur entourage ou leurs dieux les maîtres de l’influence. Je ne savais pas que dans mon inconscient vivaient encore les peurs ancestrales, les philtres magiques, les sorcières et tout l’animisme africain, qui voit dans la nature des esprits malins qui dirigent leur vie.
Influence des planètes, je ne crois pas à l’astrologie, je suis astrophysicien, je ne suis pas mage, mais pourtant maintenant je me pose des questions après notre débat nocturne dans ce refuge de haute montagne. D’où me vient cette répulsion pour l’enfantement d’une progéniture, cette phobie de passer d’amant à père ? D’où me vient ce refus du fruit de mes amours ? La pérennité de mon nom patronymique m’importe peu, je n’ai pas besoin de descendance, je n’ai rien à transmettre par le sang, je me satisfais de ma transmission pédagogique.
Je me ravis d’être le dernier des Mohicans, je suis un indien en voie de disparition et cela me suffit. Ce besoin de maternité des femmes m’exaspère, vraisemblablement, j’y pense tout de suite, car je ne veux pas partager la femme, qui doit rester ma chose indivisible. Je suis un et je ne veux pas me fendre entre amant et père. Je rumine maintenant la cause de ce travers fort peu social, égoïste, égocentrique, mais je ne trouve rien pour expliquer le phénomène. Je méprise les psychanalystes et leurs théories de l’inconscient, pour moi le monde psychique comme physique est mécanique, il est le théâtre de forces antagonistes. J’ai horreur des forces centrifuges et pour moi la venue d’un enfant c’est une force centrifuge, je ne veux entre ma maîtresse et moi que des forces centripètes attractives et non répulsives et centrifuges. »
Gérard reprend : « La paternité c’est un point de non retour vers l’utérus maternel, c’est la voie de l’abdication de l’omnipotence infantile. La paternité c’est la marche vers la reconnaissance de la mort future en acceptant la nouvelle génération. La paternité c’est un statut divin abstrait auquel la plupart des hommes même ceux qui ont une nombreuse progéniture ne sont pas tout fait résolu à adhérer, même s’ils en miment la fonction, dans l’autorité, mais dans la tendresse avec leurs enfants, ils font d’eux plutôt leur frères qui partagent la même mère. La paternité c’est même cette fonction insoutenable pour les hommes qui leur a fait inventer les dieux, pour leur servir de modèle inimitable, mais toujours tentant de les imiter. Le père c’est dieu, d’ailleurs dans la religion chrétienne on l’appelle Dieu le père. »
Albert suivant cette piste pointée par Gérard déclare : « Si les hommes ont inventé les dieux pour leur attribuer le rôle impossible pour un humain de la paternité, comme je suis totalement athée, que je refuse la paternité, est ce que par hasard je ne me prendrais pas pour dieu, tout puissant, sans dette ? Ce serait incongru pour un athée ! Mais peut être, n’y a-t-il pas d’autre alternative qu’être ou avoir dieu ? A défaut de reconnaître qu’ils sont dieu, les croyants s’inventeraient un dieu et les athées tout humains et mortels qu’ils soient se diviniseraient ! »
Gérard rétorque : « Je pense que nous sommes sur la bonne voie, que nos arguments se peaufinent, cette dialectique de l’être et de l’avoir me semble assez bien convenir à la problématique de l’athée et du croyant. Mais dans les deux cas le divin est une illusion, une création mentale, un avatar de l’imaginaire de nous autres pauvres humains mortels.
Dans cette perspective je préfère la religion grecque antique le paganisme, le panthéisme, plutôt que la froideur des monothéismes.
Dieu que l’Olympe grec était attrayant avec ce pandémonium de dieux et de déesses frivoles. Le père Zeus, était beaucoup plus séduisant que Jéhova le dieu vengeur, il était libertin, le dieu Dionysos était bon vivant dieu de la vigne, le dieu Apollon musicien artiste et Aphrodite quelle déesse de l’amour qui encourageait les ébats amoureux ! Alors que le dieu judéo-chrétien est un dieu castrateur pour lequel la sexualité n’a d’autre fonction que la reproduction et la perpétuation de l’espèce. »
Dans le poêle rustique le feu s’amenuise. Gérard le réactive en soufflant sur les braises et en ajoutant une bûche. Il pose dessus une bouilloire d’eau pour préparer une infusion de verveine. Face à lui un vieille gravure représente le portrait de Gaspard de La Meige, l’illustre guide des sommets de l’Oisan. Sur une étagère un vieux livre écorné attire son attention, sur la page de garde l’on peut lire en titre « Symbolique des étoiles » Pendant que l’eau est en train de chauffer, il le prend et le feuillette, à la page « Voie lactée et le chemin de Compostelle » il lit à haute voix pour être entendu d’Albert : La voie lactée est la balise du chemin de Compostelle depuis des siècles que les pèlerins l’empruntent. » Il lance à la cantonade : « C’était bien avant l’invention du GPS et des satellites géostationnaires, les marins et les cheminots réglaient leur itinéraire sur les étoiles. Le cosmos était le macrocosme sur lequel se branchait le microcosme. Les hommes vibraient avec la galaxie, se soumettaient au rythme des levers et couchers de soleil, des saisons, pour leurs travaux, leur diététique, leurs fêtes, leurs cérémonies. Maintenant nous sommes égocentrés, l’homme est devenu la mesure du monde et non plus l’inverse, l’on appelle cela l’humanisme et l’on voit ce que ça donne sur l’écologie du macrocosme et sur la psychologie du microcosme. » Il sert l’infusion fumante et sucre dans les quarts en aluminium. Ils boivent en silence, méditant une conclusion à leur débat. Ils ont l’impression de ne s’être jamais autant révélés que ce soir, à la faveur de la nuit alpine, dans cet espèce de météore, comme ces monastères orthodoxes grecs perchés au sommet de pitons rocheux imprenables, dans ce refuge montagnard, dans ce lieu qui en été est l’antichambre de l’exploit sportif, du loisir, des vacances. Là ils ont l’impression de ne pas avoir chômé, et d’avoir défriché des terres jusqu’alors incultes. Certes après cette nuit ils ne seront plus les mêmes, fort d’une nouvelle intelligence des choses. Leurs œillères seront tombées et tels les prisonniers de la caverne de Platon libérés de leurs liens ils sont sortis de leur caverne, pour aller vers plus de lumière.
La métaphore du belvédère d’où l’on a un plus grand champ de vision, après avoir gravi la pente pour y accéder, c’est dans ce modeste gîte d’altitude qu’ils ont usé, dans l’intelligible de la dialectique, du grand angle et du téléobjectif, pour y voir mieux, dans leur errance psychique et affective, quelques balises que ce soir ils ont mises à jour dans la recherche de la pensée et de la raison. Le silence dure comme pour laisser décanter tout ce qui s’est dit jusqu’alors. Le verbe s’efface, seul crépite le feu dans le poêle. Les corps s’étendent comme pour réduire la tension musculaire que l’effort soutenu de réflexion avait produite. Ils boivent silencieusement leur infusion qui les réchauffe comme un philtre magique après l’enchantement de leurs spéculations. Ils sont sereins, détendus. Gérard conclue : « Les orientaux ont du temps une interprétation cyclique, les occidentaux une conception linéaire avec l’idée de progrès grâce à la science, les découvertes technologiques et la démocratie. Cependant sur le plan social et historique, un philosophe du XIX ème siècle ne croyant pas à la révolution industrielle, Frédéric Nietzsche défend une position contraire à ses contemporains avec sa théorie de l’éternel retour. Sur le plan psychologique individuel un autre, Freud inventeur de la psychanalyse et découvreur de l’inconscient isole chez tous les hommes névrosés ce qu’il appelle la compulsion à la répétition.
Ces deux auteurs occidentaux prenant le contre pied de leur culture reconnaissent au temps vécu subjectif un caractère cyclique. Nous avons reconnu tout deux que certains de nos comportements et notre personnalité sont fondés sur une réitération, une répétition qui tend à nier l’évolution irréductible du temps en avant, en faisant retour vers le même.
Le subjectif individuel comme le social collectif répète, il bégaye, il est pris de nostalgie des origines, il stabilise ses états dans un équilibre rétrograde, même si les grandes crises ou les révolutions individuelles ou collectives bouleversent cet ordre établi, c’est toujours pour retourner à l’état antérieur plus ou moins modifié en fonction des nouveaux rapports de force. »
Sur ce, Albert dit « ils est grand temps de se coucher, car demain le départ sera fort matinal ». .
Gérard sombre brutalement dans un profond sommeil et fait le rêve prémonitoire suivant : Il patine sur un grand lac glacé où il fait des arabesques de virtuose qu’il termine par un double axel comme il l’a vu faire aux patineurs lors des derniers jeux olympiques, lorsqu’une sylphide de givre lui tend une épée de cristal qu’il empoigne et le métamorphose en arbre calciné.
Albert sur la lancée de leurs réflexions ne trouve pas le sommeil. Il se lève et regarde par la fenêtre du refuge, le ciel est encore limpide et un vent soutenu menace d’apporter les nuages d’une dépression. La lune est décroissante. Il songe à ses deux amours perdus, au mystère féminin, au temps qui court et ne se rattrape pas. L’amour pense t’il, n’est pas un compromis entre l’un et l’autre, c’est une illusion égoïste, une projection sur l’autre de ses propres fantasmes, de ses propres fantaisies. Saint Exupéry disait « L’amour c’est regarder dans la même direction », je n’en crois rien, l’amour c’est prendre l’autre pour un miroir et se refléter en lui, sans tenir compte de sa propre subjectivité, c’est attribuer à l’autre les qualités ou défauts de notre propre idéal. C’est plaquer sur l’autre une image qu’on hallucine et se moquer de son image réelle personnelle, qui pour l’amant n’est qu’un parasite qui vient perturber la projection de sa propre image rêvée. Albert est très pessimiste, lui dont la science rigoureuse n’est faite que d’objectivité absolue, se rend compte qu’en matière de sentiments et d’affectivité, il n’y a que du subjectif. Que nous sommes seuls, soliloques, solipsistes, que l’autre n’est jamais reconnu que dans ce qu’il a, qui corresponde à notre idéal individuel. En fait nous nions l’autre, pour nous il n’est pas sujet, il n’est qu’objet, même si notre morale nous impose de le reconnaître comme sujet et non comme objet.
L’amour c’est l’empire de l’imaginaire, c’est le chaudron de nos sorcières, ça nous enchante le temps que se maintiennent l’illusion, la magie, les charmes de notre fantaisie, mais le roc de la réalité finit toujours par nous casser le décorum, nous dissiper les falbalas, et la méprise qui aura duré le temps d’un acte, se dissout dans l’écueil du réel qui nous ramène tôt ou tard dans l’épilogue de la déception. Il se dit qu’il existe un autre sentiment que l’amour, moins consternant, l’amitié, certes moins excessif que l’amour, mais qui respecte l’autre, qui au contraire de l’amour se nourrit et s’enrichit des qualités de l’autre, sans chercher à les nier, un sentiment qui cultive la différence, qui l’entretient, qui joue sur l’échange, plus conforme aux règles du commerce social, tout en étant désintéressé.
L’amitié c’est le prototype de l’amour, avec la sexualité en moins, c’est moins exclusif, ça na pas un relent de relation archaïque à la mère, c’est moins infantile que l’amour, c’est le fruit de la maturité affective, c’est un contrat tacite, une empathie qui obéit aux règles de la communication, du langage, des symboles. L’amitié n’est pas complice de nos forces obscures, elle maîtrise nos pulsions, alors que dans l’amour elles dominent en maîtresses. L’amour a à voir avec les passions, alors que l’amitié se contente de la tendresse. Roméo et Juliette, Tristan et Yseult, sont autant de drames, de l’empire des sens, où l’affect tourne au vertige, alors que l’amitié est toujours pondérée, rayonnante, contagieuse.
L’un est d’ordre de la folie, l’autre est du ressort de la raison, l’un est sans respect pour l’altérité, l’autre ne recherche que ça l’altérité absolue.
Pourquoi l’amitié est elle souvent le fait de personnes du même sexe ?
Vraisemblablement parce que la sexualité inhérente à l’amour, entache la relation d’une aura indélébile riche des pulsions primitives, du désordre, du chaos, de l’instinct, de la bête. Cette longue discussion avec un ami m’a apaisé, m’a ouvert des horizons, cependant reste le constat de notre isolement, de nos manœuvres fallacieuses pour fondre l’autre de l’amour dans le marais de nos fantasmes inconscients. Quelque soit le procès que je puisse faire à l’amour avec ma raison, il est incontestable que ce sentiment est précieux et qu’il est quoique fugace, un nirvana, un paradis terrestre, un éden où nous cherchons refuge, pour fuir la réalité frustrante. La dessus, Albert enfin fatigué, va se reposer et dormir trois heures, ce qui lui est habituellement suffisant lors de ses courses de haute montagne pour récupérer.
Quatre heures du matin Albert qui a fait le café , réveille Gérard encore habité par le songe énigmatique , ils déjeunent rapidement et s’équipent sans hâte en faisant consciencieusement l’inventaire du matériel. Par la fenêtre du refuge , ils jettent un coup d’oeil au ciel et constatent que le plafond semble bas , les prévisions météos de la veille étaient favorables , mais le temps semble avoir changé brutalement durant la nuit , Albert prudent propose de remettre à plus tard la course , Gérard étrangement exalté ne veut pas renoncer et convainc Albert de tenter l’aventure . Le temps de réunir leurs affaires dans les sacs, l’orage se met à gronder.
Gérard sort le premier du refuge, avec son piolet à la main, il a à peine franchi la porte, qu’un éclair attiré par son piolet métallique foudroie le géologue tétanisé par l’arc électrique. Lorsqu’ Albert arrive à son chevet, il est trop tard et la tentative de réanimation, par la méthode de respiration artificielle du bouche à bouche et du massage cardiaque, est vaine, son corps est brûlé de pied en cap et une sinistre odeur de roussi émane de son compagnon.
Albert désespéré veut croire en la foi de son ami et lui souhaite d’être réincarné ce qui est plus réjouissant que le néant après la mort qui était la conception qu’il avait toujours défendue jusqu’à ce qu’il rencontre Gérard. .

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