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Nouvelles littéraires de Fernand Reymond

CREPUSCULE D’UN SYMBOLISTE

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CREPUSCULE D’UN SYMBOLISTE


Marseille, en cette dernière décennie du XIX ème siècle, dans le palais second empire de l’école des Beaux Arts. Paul Reboul élève de dernière année est en cours d’anatomie donné par le prosecteur d’anatomie de la faculté de médecine de Marseille. Il est expert en myologie et aucun muscle du corps humain n’a de secret pour lui, trapèze, biceps, quadriceps etc… Paul a un sacré coup de crayon qui fait de lui un maître du dessin. Des planches d’écorchés sont disposées dans la salle, épaule, abdomen, cuisse, mollet etc…l’anatomie est une science enseigné désormais aux Beaux Arts avec la perspective, et la couleur.
Paul termine son croquis des fessiers et c’est la fin du cours. Jacques le prosecteur d’anatomie, un interne en chirurgie de la faculté et Paul quittent le vénérable bâtiment en traversant les salles décorées de superbes sculptures classiques, des reproductions de chefs d’œuvre, le « Milon de Crotone » de Pierre Puget, le « David » de Michel Ange. L’ombre de ces maîtres d’antan stimule les néophytes qui se vouent aux beaux arts. Ils descendent la Canebière et entrent au « Café Riche » ce temple des cafetiers envahit par les grands bourgeois marseillais.
Ils se trouvent un coin discret au fond de la salle et commandent deux mokas.
Dans une atmosphère enfumée ils ont tout le loisir d’admirer la décoration second empire de l’établissement qui rivalise de luxe.
Paul en dégustant son moka : « Le moka, ce café du Yémen, du pays de Bilquis la Reine de Saba, ça fait rêver aux Mille et une nuits, aux parfums d’Orient, aux harems langoureux, aux voluptés érotiques, je suis en train de travailler un tableau « La tentation de Saint Antoine » que m’a inspiré l’œuvre de Flaubert.
J’y confronte l’ascétique ermite du désert à l’hallucination libidinale de la Reine de Saba, ce monstre d’érotisme. La mythique Reine de Saba, déesse du stupre, grande prêtresse de la luxure, parangon de la féminité face au misérable moine qui depuis des lustres se mortifie pour mieux accéder à une grâce masochique. Je veux faire s’affronter les délices de la séduction avec les macérations puritaines.
Cette confrontation des antinomies, luxure et ascèse sera mon allégorie de la division subjective entre désir et loi, entre droit et devoir, entre bien et mal, je veux par cette toile exprimer un au delà du bien et du mal, du plaisir et de la souffrance, je veux totaliser les extrêmes qui nous crucifient depuis que le paganisme gréco-romain a laissé la place à l’impérialisme du péché originel judéo-chrétien. »
Jacques intéressé : « Je vois que tu prends le virage des peintres symbolistes fuyant le naturalisme des impressionnistes ! » Paul rétorque :
« Je pense que l’art ne doit pas imiter la nature, qu’il doit exprimer les passions humaines, explorer le for intérieur par le biais des symboles et des mythes. Un philosophe allemand Von Hartman a écrit « la philosophie de l’Inconscient » qui prétend que nombre de nos actions sont déterminées non par la conscience, mais par ce qu’il appelle notre inconscient ! »
Jacques reprend « Je ne suis pas spécialiste de la psychiatrie, puisque chirurgien, mais j’ai quelques notions de cette science, Charcot le grand neuropsychiatre parisien fait des miracles avec l’hypnose qui sonde les ténèbres de l’inconscient de ses patients ! »
Paul se lance dans un dithyrambe sur le thème de la force des symboles :
« Le symbole condense sur une même scène le grouillement de sens qui sature l’inconscient, la pléthore d’idées plurielles qui concourent à l’expression de la sensibilité qui déborde comme un halo autour de l’idée abstraite ! »
Jacques l’encourage : « Le symbole rend moins amer le concept trop âpre ! »
Paul continue « Le symbole déplace le sens propre vers le sens figuré pour nimber les cieux d’une myriade de constellations qui gravitent autour des idées et qui sont leurs satellites. La peinture figurative est l’archétype du symbolisme depuis les fresques rupestres préhistoriques qui symbolisaient en quelques traits et quelques couleurs primitives l’univers profane et sacré des premiers hommes qui faisaient de leurs cavernes les premiers temples des rites éternels perdus dans la nuit des temps ! »- « Mon cher Paul, ta conception du symbole dépasse l’artistique pour prendre une dimension philosophique ! »
« Jacques, je suis pour une peinture initiatique, et je crois que le symbole condense dans des médiations synthétiques les oppositions binaires, il réconcilie les contraires, il soude les fractures de notre division subjective. Le symbole est le fléau de la balance des opposés entre le bien et le mal, le vrai et le faux, le juste et l’injuste, le beau et le laid. Le symbole fait entrer dans les arcanes de l’initiation par la porte de l’allégorie, pour suivre les signes de piste d’un itinéraire de la connaissance illustrée et converger dans le sein du temple où sont réconciliées la raison et les fantaisies des mystères ! »
Jacques ajoute : « Je suis pragmatique, rationnel, cartésien, en tant que chirurgien, je suis finalement un manuel héritier des barbiers chirurgiens de la marine, j’ai le plus profond mépris pour la superstition, mais ta théorie des symboles et de l’inconscient me tente, elle expliquerait l’irrationnel, l’imaginaire débridé, les passions humaines, elle lèverait le voile sur notre fascination pour l’art ! »
Paul poursuit : « Dans sa « République » Platon veut chasser le mythe et le poète de la cité, pour la soumettre à l’impérialisme de la raison raisonnante des philosophes, mais il oublie lui le disciple de Socrate, que Socrate lui-même avait un génie intérieur inconscient qui régulièrement lui imposait des dictats et dominait sa conscience, c’est le fameux génie qui guidait Socrate comme le Gémini Criquet de Pinocchio et ça c’est de l’irrationnel, c’est la magie du symbole ! »
« Tu m’as presque convaincu, moi le scientifique, je fini par croire à la vertu des symboles, qui d’après toi réconcilient les contraires et font accéder à un au-delà du bien et du mal, mais cette théorie met à mal la fameuse loi du Tiers exclu d’Aristote qui prétend que ou une proposition est vrai et la proposition contraire est fausse ou vice versa, mais qu’il n’y a pas de tierce solution qui affirmerait que des propositions contraires sont vraies simultanément ! »
L’heure est déjà bien avancée et les deux amis se séparent en quittant le café Riche. Les vergues des bateaux cliquètent sur le Vieux Port sous l’effet du Mistral, les nefs sont bord à bord les voiles affalées, les matelots en goguette grouillent sur les quais, le charroi tend à se réduire car la journée de travail se finit.
Paul se dirige vers l’abbaye de Saint Victor, forteresse médiévale qui domine le Vieux Port du haut de ses créneaux, car c’est dans ce quartier qu’il réside, dans un deux pièces avec vue sur le Bassin du Carénage.
Ce soir il va à l’Opéra, voir Mireille sa maîtresse danser dans le Lac des Cygnes de Tchaïkovski. Mireille est la fille d’un grand propriétaire terrien des Alpilles, félibre provençal, c'est-à-dire académicien de la langue provençale, un ami de Frédéric Mistral. Paul est le fils d’un riche négociant en café du port de Marseille.
Ces deux enfants de la haute bourgeoisie provençale ont choisi la voie artistique, ils sont un peu bohèmes et anticonformistes.
Mireille a comme idéal de femme George Sand, femme de lettres rebelle, aux multiples amants. Elle est danseuse dans le corps de ballet de l’opéra de Marseille.
Elle est brune, aux yeux noirs, élancée svelte, aux jambes longilignes qu’elle soumet à une discipline de fer. Elle ne vit pas chez Paul, car elle tient trop à son indépendance et de plus l’appartement de Paul n’est qu’un véritable capharnaüm, mi atelier de peintre mi garçonnière. Paul reçoit de son père une confortable pension qui le met à l’abri des aléas des ventes rarissimes de tableaux. Paul peut se consacrer en dilettante à son art. Leur idylle est enflammée et capricieuse selon l’humeur de la ballerine, leurs disputes sont fréquentes motivés par des riens, mais aussitôt résolues au lit dans des ébats sexuels torrides.
Paul est à l’opéra au bar fumoir il discute avec un provençaliste adepte du félibrige. « Reboul vous devriez lire « Mireille » de Mistral qui est un chef d’œuvre, c’est un drame passionnel qui magnifie notre terre provençale, c’est un drame qui met en scène le problème de la non mixité des classes sociales, Mireille c’est un Roméo et Juliette moderne dans un cadre camarguais ! »
« Mon cher Romanille, je ne maîtrise pas assez la langue provençale pour me lancer dans la lecture de ce morceau d’anthologie provençale, je suis la victime de l’école de la république jacobine qui n’enseigne que la langue française ! »
« Je crois que votre amie Mireille danse ce soir dans le lac des cygnes, sa carrière chorégraphique semble prometteuse ! »
« Oui en effet, d’ailleurs elle compte s’expatrier à Paris pour rejoindre le corps de ballet de l’opéra comique ! »
« Et vous resterez vous parmi nous dans notre belle Provence ? Ou serez vous tenté par les mirages de Paris ? »
« Je compte aller travailler auprès du grand Gustave Moreau et fréquenter les milieux symbolistes de la capitale ! »
« Je crois mon cher Reboul qu’il est temps d’aller rejoindre nos places à l’orchestre, car le spectacle va commencer ! »
Le rideau se lève sur la musique de Tchaïkovski, le décor est féerique et les ballerines enchantent la scène.
Paul durant le spectacle pense à Léda et le Cygne, ce mythe sur les métamorphoses de Zeus pour séduire les mortelles, il se dit que cela fait un très beau thème de tableau symboliste que Gustave Moreau a déjà réalisé en 1885 et qu’il n’a pas encore pu voir, mais son futur exil à Paris lui permettra enfin d’approcher l’œuvre du maître Moreau.
Mireille évolue avec grâce sur le plateau et les arabesques qu’elle dessine avec son corps en font l’étoile du jour.
Le rideau tombe et les spectateurs applaudissent avec un rien de nostalgie que le rêve soit déjà terminé.
Paul n’apprécie pas ces fins de soirées de gala où il doit partager Mireille avec une foule d’admirateurs qui se pressent devant sa loge pour la couvrir de fleurs et lui faire des louanges. Il doit attendre patiemment que leur enthousiasme s’éteigne et que Mireille consente à lui redonner la primeur de sa compagnie.
Les couples d’artistes ne se nourrissent pas du succès de l’autre, bien au contraire cela exacerbe leur jalousie, leur égoïsme narcissique est altéré par la gloire de l’autre qui leur fait de l’ombre. Paul est toujours un inconnu dans le milieu artistique, il ne fait pas la une des journaux et des gazettes, on ne parle pas de lui en ville dans les cafés. Paul est d’ailleurs un peu misanthrope, il est très sélectif dans ses relations, il répugne à se faire de la publicité, d’ailleurs son œuvre en est à peine à son début. Il a longtemps hésité pour choisir son style, a commencé dans la tradition des peintres de la couleur des paysages en Provence, cela l’a aidé à parfaire sa maîtrise des formes et des couleurs, mais maintenant il est devenu plus exigeant, il veut faire une peinture mystique, spirituelle et le mouvement symboliste l’a happé et il fuit désormais le naturalisme.
La cohue devant la loge de Mireille commence à s’estomper, Mireille sort habillée d’une robe élégante qui lui va à ravir, elle sait que Paul l’attend impatiemment à la sortie des artistes dans la rue, elle continue un conciliabule avec un admirateur, le faisant traîner en longueur pour exaspérer Paul, qui aime bien châtie bien, ainsi est sa devise de femme libre indépendante.
Finalement elle rejoint Paul qui manifeste des signes d’énervements, ils prennent un fiacre jusque chez Mireille qui habite Rue de la République ex rue impériale percée par le préfet de Napoléon III dans le style du Baron Hausman.
Ils arrivent dans l’appartement et l’atmosphère du couple est déjà électrique.
« Je ne te dirai pas que tu fus exceptionnelle dans ton solo, que tu as gagné l’estime des foules, car ça tu le sais déjà, je te dirai plutôt que tu joues un peu trop avec le feu de tes admirateurs, que tu séduis plus par tes charmes d’allumeuse que par tes qualités chorégraphiques et je ne saurais tolérer plus longtemps une telle perversité qui préjuge de tes velléités d’infidélité. Tu es une véritable nymphomane ! »
« Toi tu es un jaloux morbide, un mâle dominateur qui ne reconnaît pas mon indépendance, qui me considère comme ta matrone bourgeoise, ton bien, ta propriété ! Mon pauvre ami, je suis à des lustres de ta conception de la femme soumise ! Je suis libre, je n’ai pas signé devant monsieur le maire mon acte d’esclavage au patriarcat ! Je suis moderne, je ne veux d’aucune tutelle, je suis majeure et je n’ai pas abandonné le joug paternel pour passer sous les fourches caudines d’un époux ! »
Paul excité renonce à continuer son procès en adultère et prestement déshabille avec fièvre Mireille qui se prête à ce rite sexuel passionnel qui résout régulièrement leurs conflits. C’est dans une débâcle lubrique que se conclue leur dispute quasi quotidienne.
Le lendemain, Paul va au Palais Longchamp, où se trouve le musée des beaux arts.
Le palais est un vaste hémicycle sur la colline, avec à sa gauche le musée des beaux arts et à sa droite le muséum d’histoire naturelle, entre les deux une longue galerie avec en son centre une grande fontaine qui conclue l’arrivée des eaux de la Durance via le canal de Marseille. Pour symboliser la Durance une statue de femme aux formes généreuses entourée de deux taureaux de Camargue gigantesques. L’architecture second empire est de style néoclassique due à l’architecte Espérandieu.
Paul entre dans le musée des beaux arts, il monte l’escalier monumental qui distribue les différentes salles, dans l’escalier sur les murs des fresques d’un peintre symboliste Puivis de Chavanne représente de façon mythique l’antique Massalia la Marseille grecque, une autre fresque représente la Marseille moderne porte de l’Orient débouché des colonies africaines et asiatiques.
Puis il entre dans les salles d’exposition pour admirer les tableaux de marine de Joseph Vernet qui a peint la plupart des grands ports français. Ici sont exposés les ports méditerranéens, avec la splendeur de la lumière sous le soleil exactement.
Puis « Fontaine de Vaucluse » de Jean Antoine Constantin ou « Les gorges d’Ollioules » de Paul Flandin, enfin les œuvres d’Emile Loubon le chef de file de l’école Marseillaise du paysage provençal émancipé des conventions italiennes pour affirmer une identité régionale lyrique notamment sa « Vue de Marseille depuis les Aygalades » ou Paul Camille Guigou « Les collines d’Allauch » ou « Le Vieux Port de Marseille » de Jean Baptiste Olive enfin les oeuvres de Monticelli.
Paul se dit que l’école marseillaise a quelques chefs d’œuvres à son actif, il a encore beaucoup de plaisir à voir leurs tableaux, mais sa voie désormais emprunte des itinéraires qui lui font exclure la nature brute, pour se tourner vers les profondeurs de la nature humaine, les abysses de la psyché, les fondements de l’inconscient collectif avec ses symboles et ses mythes.
Il prépare son voyage à Paris, il a de la part de son père l’assurance de percevoir toujours sa pension. Il poursuit son tableau « La tentation de Saint Antoine » il y met les dernières touches, perfectionnant la volupté de Bilquis la Reine de Saba et l’austérité de Saint Antoine terrifié par la vision lubrique qu’il tente d’exorciser en tendant un crucifix protecteur entre l’image hallucinée et séductrice et lui à genoux sur le sable du désert. Paul n’est plus un fidèle de la religion catholique de ses ancêtres, ils aspire à une spiritualité plus mystérieuse, il glane en librairie des ouvrages ésotériques dont il se nourrit, Rose-Croix, Théosophie, Templiers, Francs Maçons etc… Il est très éclectique dans ses lectures, car il est en quête du Graal, d’un je ne sais quoi de spiritualité mystique. L’église catholique est pour lui un fossile, ses rites n’ont pas une dimension un aura transcendants, ils sont répétés inlassablement sans conviction, ils ne sont plus qu’une mascarade, même l’Eucharistie a perdu son caractère sacré c’est un repas cannibalique grossier profane. Il espère beaucoup de son séjour parisien pour trouver « La toison d’or » sur le plan artistique et spirituel. Mireille elle aussi le suivra à Paris où elle veut y faire carrière, il se dit que le mot le suivre n’est pas celui qui convient, car Mireille ne suit pas, elle a son propre chemin, elle est volatile, c’est une fille de l’air, une fille d’Eole qui s’évapore aussitôt que l’on croit la tenir, c’est un fluide glacial pour les possessifs comme lui et pourtant lorsqu’il la tient dans ses bras c’est une véritable torche vivante, un tison ardent qui fait de lui un possédé du sexe.
Avant de quitter définitivement sa cité phocéenne, Paul va au Palais du Pharo qui avait été construit pour l’impératrice Eugénie épouse de Napoléon III, au bout de son jardin se trouve un magnifique belvédère sur le Vieux Port .Il regarde pour bien la garder en mémoire lors de son exil parisien, la passe d’entrée du Vieux Port avec le Fort Saint Jean et sa tour du Roi René, sa lanterne du Port et au-delà le nouveau port de la Joliette avec ses bassins de vapeurs et au dessus sur une esplanade la Cathédrale de la Nouvelle Major, de style néobyzantin, une réplique moderne inspirée de Sainte Sophie à Constantinople, œuvre de l’architecte Espérandieu un protestant qui portait bien son nom.Cette vue panoramique splendide de sa ville méditerranéenne cosmopolite, porte de l’Orient là où résident tous ses rêves exotiques, lui met un pincement au cœur, un rien de nostalgie qui prélude à son départ, sa montée à Paris comme disent les marseillais. Puis il se retourne et jette un coup d’œil sur la colline derrière où se tient majestueusement la basilique de Notre Dame de la Garde.


Dans un hôtel particulier du Marais, à Paris se tient un salon littéraire fréquenté par les symbolistes. Stéphane Mallarmé dit un de ses poèmes :
« APPARITION

La lune s’attristait. Des séraphins en pleurs
Rêvant, l’archet aux doigts, dans le calme des fleurs
Vaporeuses, tiraient de mourantes violes
De blancs sanglots glissant sur l’azur des corolles
C’était le jour béni de ton premier baiser.
Ma songerie aimant à me martyriser
S’enivrait savamment du parfum de tristesse
Que même sans regret et sans déboire laisse
La cueillaison d’un rêve au cœur qui l’a cueilli.
J’errai donc, l’œil rivé sur le pavé vieilli
Quant avec du soleil aux cheveux, dans la rue
Et dans le soir, tu m’es en riant apparue
Et j’ai cru voir la fée au chapeau de clarté
Qui jadis sur mes beaux sommeils d’enfant gâté
Passait, laissant toujours de ses mains fermées
Neiger de blanc bouquets d’étoiles parfumées. »
Claude Debussy au piano dit « Les musiciens ont le privilège de capter toute la poésie de la nuit et du jour, de la terre et du ciel, d’en reconstituer l’atmosphère et d’en rythmer l’immense palpitation. » puis il joue la Mer en prenant soin avant chaque séquence d’annoncer son titre, il jouera successivement :
De l’aube à midi sur la mer
Jeux de vagues
Dialogue du vent et de la mer.
L’assistance est sous le charme de la poésie et de la musique illustrées par ces deux maîtres.
Puis les invités se dirigent vers le buffet et les commentaires vont bon train.
Paul qui a été introduit dans le sein du sein du mouvement symboliste parisien, prend part aux agapes et aux conversations.
Il s’adresse à Debussy et lui dit ainsi qu’à l’entourage : « Je suis d’accord avec Jean Jacques Rousseau qui dit dans son essai sur l’origine des langues : Les premiers motifs qui firent parler l’homme furent les passions, ses premières expressions furent des tropes. Le langage figuré fut le premier à naître, le sens propre fut trouvé le dernier. On n’appela les choses de leur vrai nom que quand on les vit sous leur véritable forme. D’abord on ne parla qu’en poésie, on ne s’avisa de raisonner que longtemps après. Il faut retrouver ce premier langage, ce langage figuré, il faut cultiver la métaphore, il faut chasser le concept et fuir ce monde machinique, la révolution industrielle est un sacrilège, l’art sous toutes ses formes doit résister aux forces machiniques, la science désenchante le monde, l’église est impuissante et coupable de collaboration, seul l’art sera notre salut ! »
Mallarmé lance : « Le vers qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire, achève cet isolement de la parole : niant d’un trait souverain, le hasard demeuré aux termes malgré l’artifice de leur retrempe alternée en le sens et la sonorité, et nous cause cette surprise de n’avoir ouï jamais tel fragment ordinaire d’élocution, en même temps que la réminiscence de l’objet nommé baigne dans une neuve atmosphère. »
Les propos échangés continue sur ce thème de la poésie et de ses vertus, de ses arcanes. Une jeune femme s’adresse à l’assistance en disant : « Nous ne devons pas oublier que Rimbaud fut le vrai précurseur du mouvement symboliste ! Laissez moi vous réciter l’un de ses plus beaux poèmes :
OPHELIE :
Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélie flotte comme un grand lys,
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles…
On entend dans les bois lointain des hallalis.

Voici plus de mille ans que la triste Ophélie
Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir
Voici plus de mille ans que sa douce folie
Murmure sa romance à la brise du soir.

Le vent baise ses seins et déploie corolle
Ses grands voiles bercés mollement par les eaux ;
Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,
Sur son grand front rêveur s’inclinent les roseaux.

Les nénuphars froissés soupirent autour d’elle ;
Elle éveille parfois, dans un aune qui dort,
Quelque nid, d’où s’échappe un petit frisson d’aile ;
Un chant mystérieux tombe des astres d’or. »

Paul rappelle à l’assistance: « Arthur Rimbaud est mort récemment de gangrène à l’hôpital de la Conception de Marseille, de retour du moyen Orient, son décès est passé presque inaperçu, nous reste l’étendue de son œuvre qui magnifie le verbe, qui exalte la métaphore, de poète il était devenu aventurier, trafiquant d’armes, son désir fou l’avait orienté dans tous les sens du terme vers l’orient, loin du conformisme contemporain occidental et sa révolution industrielle, il aura assumé jusqu’au bout sa différence ! »

Paul est dans l’atelier de Gustave Moreau qui l’a généreusement accueilli..

Dans" la République", Platon préconise de chasser le mythe de la cité pour la soumettre au logos, à la raison philosophique, condamnant ainsi le poète tragique qui n'a pas d'après lui, le souci d'améliorer le spectateur, mais de seulement le flatter comme le fait le rhéteur, en leur proposant un modèle pour le paraître qui conditionne sa praxis, son action en s'identifiant au héros soumis à l'emprise des passions.
Cet impérialisme de la raison méprisant l'irrationnel des pulsions humaines, lui fait rejeter dos à dos, tragédie et démocratie au profit d'une élitocratie des philosophes, les seuls à avoir commerce divin avec les idées célestes sources de vérité pour l'assomption du beau, du bien et du juste.
C'est la décadence commençante de la démocratie athénienne et la guerre catastrophique du Péloponèse qui fait porter ce jugement sévère à Platon et détermine sa fuite de la civilisation du mythe pour se réfugier dans la république du logos, c’est dire de la raison philosophique.
Partant d'une situation politique aussi dramatique, la guerre de 1870 et la commune de Paris, Gustave Moreau en s’appuyant sur les mêmes constations que Platon de la veulerie du démos duquel il n'y a rien à attendre de constructif, trouve le remède aux impasses de la dialectique politique de son temps qui traduit la faillite du logos, en faisant retour au mythe dans lequel le peintre se ressource afin d'apaiser l'entropie de l'agora dont la commune avait montré d'après lui les excès subversifs, balayant les valeurs spirituelles qui structuraient la nation.
Gustave Moreau, en réhabilitant le mythe, les mythes ? propose une alternative à la vacuité spirituelle de la révolution industrielle où la machine et la science prospèrent sur le terroir d'une âme déshabitée par les phantasmes et entièrement soumise au trivial du besoin.
Gustave Moreau suscite une nouvelle mystique, un syncrétisme unissant panthéisme et monothéismes, en appelant à son secours tout le patrimoine mythologique de l'humanité qui est apte à satisfaire l'homme soumis au délaissement, abandonné des dieux, et qui cherche vainement une issue et se précipite dans la praxis, dans l'action pour l'action qui dissout son être dans une mimésis sans poïésis , sans création autre que technologique utilitaire qui frustre toujours plus ses aspirations spirituelles.
Contrairement à Platon, Gustave Moreau fait résider le beau dans le concret du mythe plutôt que dans les abstractions du logos et recherche un au-delà du bien et du mal dans l'ambiguïté synthétique de quelques allégories qui résument l'éternel combat entre éros et thanatos auquel l'humanité ne peut échapper en dépit des efforts colossaux de la raison.
Son" oedipe et le sphinx" 1864 , inspiré de celui d'Ingres de 1808 , s'en détache cependant en accentuant les traits ambivalents de la sphinge qui réunit tout l'attrait séducteur de l'imago maternelle avec son sein tentateur délicieux, son regard hypnotique fascinant et la répulsion de la mante religieuse qui se nourrit du sang de ses innombrables victimes qui n'ont su répondre à son énigme sybilline.
Dans cette allégorie composite est sublimé le duel entre le bien et le mal, mélange allopathique de poison et de contre poison dont la synthèse se fait intimement dans chaque être dans la dialectique du ça et du surmoi.
Son " Moïse exposé sur le Nil" ( 1878 ), suggéré par la peinture du " roi de Rome " de Prud'hon, (1811) , allie le contraste entre l'abandon familial et l'adoption de l'enfant par les innombrables dieux de l'Egypte qui, du haut de leurs statues monumentales se penchent impérialement sur son berceau flottant pour le couvrir de leur protection divine.
Cette allégorie de la privation des soins maternels au profit d'une élection divine, métaphorise le passage initiatique du culte maternel et du matriarcat au culte patriarcal et monothéiste.
Dans son tableau" les chimères" (1864 , il peint à la périphérie de ce vaste espace une sarabande effrénée de femmes sataniques s'adonnant aux sept péchés capitaux dans un sabbat avec des animaux chimériques et au centre une architecture gothique de Jérusalem céleste, cité des justes qui fait pendant à la luxure et aux débordements scabreux environnants.
Dans sa série des" Salomé" il s'agit d'une allégorie de la confrontation , du sacré et du profane, du pulsionnel et du transcendantal, dans ce marchandage entre la tête de l'ascétique saint Jean Baptiste contre le corps luxurieux de la belle Salomé.
Ce tableau syncrétique synthétise l'aporie du bien et du mal, le dualisme luxure et ascèse, avec l'assomption de la beauté à travers le corps sublime de salomé.
Dans toute son œuvre, existe un savant équilibre entre les dérèglements de la pulsion et l'harmonie apollinienne de la raison et c'est devant cette balance dialectique que l'observateur vacille comme un matelot ivre tanguant de bâbord à tribord sur le fléau entre physis , la nature et nomos , la loi.

Gustave Moreau regarde attentivement le tableau de Paul « La tentation de Saint Antoine » que celui-ci lui a apporté pour en juger.
« Votre travail est très prometteur, vous avez du style, vous créez une ambiance mystique, votre dessin est très soigné et les couleurs sont fascinantes, vous ferez du chemin, il ne vous reste plus qu’à exposer dans un salon parisien ! »
« J’ai pensé au salon annuel des Rose-Croix ! »
« Jeune homme, je ne travaille pas avec eux, leur gourou, ce Joséphin Péladan, qui se fait appeler le Sar autrement dit le Mage, m’est fort antipathique, il se prétend le théoricien du symbolisme, le grand maître des Rose-Croix organisation ésotérique dont les théories sont fumeuses, je ne m’associe pas à un tel mouvement, je reste fidèle à l’église catholique apostolique et romaine, je ne flétrirais pas mon nom avec une telle secte ! »
Paul pense aussitôt que Moreau est certes un maître du symbolisme mais qu’il n’en fait pas une nouvelle religion, ça le chagrine car lui a pour ce mouvement symboliste plus d’ambition, il ne doit pas se limiter à l’art, il doit subvertir le social pour accéder à une nouvelle spiritualité, une nouvelle éthique en guerre contre le scientisme, le positivisme et la révolution industrielle.
Il se dit que dorénavant il va prendre ses distances avec le maître Moreau et intégrer l’ordre ésotérique des Rose-Croix.
Il dit seulement « Maître, vous me décevez, j’avais de votre engagement dans le mouvement symboliste une autre idée, plus spirituelle, moins futile, je garde tout mon respect pour votre œuvre, mais sachez que pour moi le symbolisme c’est plus qu’une technique artistique, c’est un art de vivre, une esthétique mais aussi une éthique ! »
A quoi il lui est répondu : « Jeune homme, votre fougue, votre enthousiasme pour le mouvement symboliste ne doivent pas vous perdre dans cette société pseudo-ésotérique, qui ne vous apportera que désillusions, il n’y a pas d’initiation autre que celle de la vie, l’occultisme, le spiritisme, l’ésotérisme ne sont que de vieilles lunes de charlatans, il n’y a qu’une seule voie, la voie de notre seigneur Jésus Christ et sa sainte église. »

Paris, dans le temple des Rose-Croix. Une nef gothique, au fond deux statuts de dieux hétéroclites, Thot le dieu égyptien du savoir représenté avec une tête d’ibis, qui à l’époque gréco-romaine fut assimilé à Hermès Trismégiste et Hermès le dieu Grec le messager des dieux, le dieu de la communication représenté avec un casque ailé et des sandales ailés. Au centre du chœur, un autel de marbre sur lequel sont posés deux volumineux livres en cuir symbolisant « le corpus hermeticum » et « l’asclépius » c’est dire l’œuvre littéraire d’Hermès Trismégiste le descendant direct du Dieu Thot qui apparu en Egypte au III ème siècle avant Jésus Christ.
Devant l’autel un pupitre derrière lequel officie Sar Péladan, le mage, le grand maître de l’ordre ésotérique des Rose-Croix. Il porte un surplis avec au centre une rose-croix d’or et sur le chef une mitre. Les adeptes sont assis en demi cercle face lui et écoutent religieusement.
« Nous intronisons aujourd’hui un nouveau frère, Paul Reboul artiste peintre de profession, de l’école des beaux arts de Marseille. Nous allons entendre ce qui motive sa vocation ! »
A ses pieds à genoux, les yeux bandés Paul explique aux frères :
« L’église catholique ne peut répondre à mes aspirations de pureté et d’accession à la connaissance des mystères. Elle est trop immergée dans le monde profane et vulgaire. Ses dogmes sont obsolètes, je cherche une voie conforme à la gnose traditionnelle antique, je crois avoir trouvé dans votre communauté les mêmes soucis de déchiffrage des textes anciens selon une herméneutique initiatique, pour accéder à un savoir céleste. Je déplore de plus en plus la sécularisation du monde, la montée du positivisme scientifique, je souhaite que mon monde intérieur soit de nouveau enchanté. Je sais qu’avec votre aide je pourrai trouver la lumière, la sagesse et l’harmonie avec le monde tellurique, l’énergie cosmique qui unit la nature et l’homme dans une même vibration ! »
Sar Péladan avec ostentation déclare :
« Frère Paul, tu es reconnu apte à devenir chevalier Rose-Croix, tu vas pouvoir commencer ton initiation, comme l’on fait bien avant toi successivement Pythagore, Platon, Démocrite et enfin Christian Rosekreutz celui qui au XVI ème siècle a faire renaître cet ordre gnostique. Tu vas accéder à la connaissance des mystères, d’Isis et Osiris, d’Orphée et de Déméter, tu renoueras avec le savoir alchimique et astrologique que la science moderne a rejeté dans les limbes de la superstition par méconnaissance, par athéisme, par goût du lucre et par matérialisme. »
Sar Péladan lui lève le bandeau qui l’aveuglait et lui dit : « Maintenant tu verras la lumière auprès de tes frères les chevaliers Rose-Croix ! »
Les frères le congratulent, l’embrassent et lui demandent de prendre place dans leur cercle, pour écouter le Sar :
« Nous sommes héritiers de l’enseignement des mystères égyptiens, des mystères d’Eleusis en Grèce, de la Gnose des premiers siècles de l’ère chrétienne, des manichéens, des cathares, des alchimistes, nous sommes les maillons d’une chaîne ininterrompue depuis la nuit des temps pour rappeler aux hommes la noblesse de l’état humain véritable, pour les inviter sur le chemin de la renaissance de leur âme, par une discipline avec nos forces intérieures jusqu’alors inconscientes que la révélation de notre être authentique rendra de nouveau conscientes.
Il faudra franchir les sept étapes de développement du processus intérieur.
Il faudra de la patience, car chacune de ces étapes sont une lente maturation, car s’élever vers la lumière demande beaucoup d’effort et de maîtrise. Je vous recommande de ne pas vous précipiter, car l’ascension est exigeante et chaque étape avant d’être franchie demande une ascèse. »
La cérémonie est terminée, les chevaliers Rose-Croix enlèvent leur chasuble et se dispersent dans tout Paris.
Paul va retrouver Mireille, Boulevard des Italiens.
« Alors Paul, ta nouvelle lubie ? Tes Rose-Croix t’ont-ils convaincu ? Tu sembles tout illuminé, as-tu trouvé la grâce ? Par ma foi, cette subite toquade pour le monde sectaire, si elle est motivée par le soucis d’être exposé au salon des Rose-Croix, cela est très bien joué, mais si c’est une nouvelle foi religieuse je préférais la bonne vieille église catholique ! »
« Chère Mireille, je te savais mécréante ou du moins agnostique, mais jusqu’alors tu t’intéressais à mes spéculations symbolistes que tu jugeais créatives, mais jamais tu ne m’avais autant raillé comme tu le fais ce soir où je sors de la cérémonie de mon intronisation comme Chevalier Rose-Croix ! »
« Mon pauvre Paul, quelle idée saugrenue que ces Rose-Croix, tu me fais l’effet d’un superstitieux qui court après les grigris, les amulettes, les voyantes, les astrologues et tout ce fourbi de charlatans qui abuse de la crédulité humaine ! »
« Tu me dis la même chose que le maître Gustave Moreau, lors de notre dernier entretien, et je te répéterai ce que je lui ais dit : Le symbolisme ce n’est pas seulement un mouvement esthétique, c’est aussi une mystique et une éthique ! »
Ce soir là leur dispute ne se conclura pas par des ébats sexuels. Paul est trop offusqué, il est tourné en ridicule par une ignare de femme, une femelle seulement occupée de ses instincts, d’ailleurs elle a bien manœuvré et elle le lui dit :
« Pendant que tu jouais à l’apprenti chevalier, d’ailleurs t’a t’on donné une épée, un chevalier ça a une épée, moi j’étais à une audition auprès du maître de ballet de l’opéra comique, où je lui ai dansé mon solo du Lac des Cygnes et j’ai emporté la place de première Coryphée de la compagnie, le maître a ajouté que je lui plaisais beaucoup et que je serai bientôt, si je tenais mes promesses, danseuse étoile du ballet, car la titulaire actuelle passe bientôt dans la troupe du palais Garnier. »

C’est le salon des Rose-Croix, la foule afflue pour assister au vernissage de l’exposition des peintres symbolistes, le tout Paris est là.
Josephin Péladan le Sar, le mage des Rose-Croix a tenu sa promesse, Paul Reboul y expose son tableau « La Tentation de Saint Antoine ». Il y a aussi Fernand Knopff un belge de Bruges, avec son tableau « L’art ( Les caresses, le sphinx) » qui représente un Œdipe juvénile tenant un sceptre d’Hermès ailé qui est joue à joue avec la sphinge, une ravissante créature mi femme mi panthère. Il y aussi Félicien Rops un autre belge qui présente « La mort au bal » un spectre à tête de mort dans une robe de bal. Mais aussi Carlos Schwabe un genevois avec « La mort du fossoyeur » où l’on voit un cimetière enneigé avec ses tombes blanches et dans une fosse le fossoyeur creusant, menacé par un ange ou un démon, une magnifique jeune femme ailée, le vieil homme barbu aux cheveux blancs, n’en a plus pour longtemps il vient de creuser sa propre tombe, car la mort l’attend, c’est elle.
Paul Reboul a les faveurs des critiques qui commentent son chef d’œuvre en terme élogieux.
Le journaliste du Figaro lui dit : « Le roi Salomon a bien résisté aux charmes de la Reine de Saba, pourquoi pas Saint Antoine ? Mais là vous nous avez régalé d’une allégorie de l’affrontement entre paganisme lubrique et christianisme mystique, c’est très bien continuez ! »
Le journaliste de l’Illustration, le prend par l’épaule et lui dit : « Vous pour un provençal, vous nous changez du naturalisme et de l’école marseillaise de Loubon Olive Monticelli etc… le symbolisme s’exporterait il en Provence, et Paris, Bruxelles, Londres et Vienne n’auraient donc plus l’exclusivité du mouvement ?
Mireille est parmi les invités, elle est satisfaite qu’enfin Paul soit lui aussi un peu adulé par des admirateurs, ça le rendra de meilleure humeur, car sa jalousie d’après elle n’était pas seulement amoureuse mais aussi avait pour source une rivalité artistique. Le succès devrait l’améliorer sur le plan affectif, du moins l’espère t’elle !
Sar Péladan, le mage des Rose-Croix l’aborde cavalièrement : « Alors c’est vous l’égérie de Paul Reboul ? La muse qui lui a inspiré sa Reine de Saba, le portrait n’est pas très ressemblant mais l’on devine dans la sensualité de Bilquis la votre qui est me semble t’il débordante, tellement vous charmez les spectateurs de l’opéra comique. Une Reine de Saba ballerine, serait une jumelle de la Salomé de la danse des sept voiles de Gustave Moreau, un autre peintre symboliste renommé qui nous boude, mais qui n’arrive pas à entamer le succès de notre salon des Rose-Croix. » « Je ne suis l’égérie de personne, je ne vis pas dans l’ombre d’un génie, je réalise mon propre génie, la danse n’a rien à envier à la peinture, disons que je suis provisoirement la compagne de route de Paul, mais sans plus, ses sautes d’humeur m’importunent fréquemment et je ne sais si je tiendrai la distance, son intégration dans votre secte m’a fortement déplu, car je n’ai pas l’habitude de mélanger les genres comme les arts et la religion ! »

Fort de son succès, Paul se remet au travail, inspiré par la théorie Rose-Croix, il choisit maintenant comme thème de son nouveau tableau « Le mythe d’Isis et Osiris »
Osiris frère et amant d’Isis est jalousé par son frère Seth, qui manigance un complot contre lui. Il fait confectionner un splendide coffre de bois précieux aux dimensions exactes d’Osiris, il organise une fête et offre le coffre à celui qui y entrera exactement, comme le coffre est truqué c’est Osiris qui y entre parfaitement et dès que celui-ci y est installé Seth et ses complices ferment le coffre et le jette dans la mer.
Isis folle de douleur fait le tour de la méditerranée pour retrouver le coffre et Osiris, après de longues pérégrinations elle le retrouve avec Osiris sain et sauf, alors Seth veut sa revanche et tue Osiris en le découpant en une multitude de morceaux qu’il dissémine à travers toute l’Egypte.
Isis éplorée explore toute l’Egypte pour réunir les morceaux de son amant. Ce qu’elle arrive à faire, puis elle reconstitue tout son corps sauf son pénis que Seth a fait dévorer par un poisson carnivore, alors Isis lui confectionne un phallus prothétique, Osiris renaît et il refont l’amour et leur naîtra un fils Horus qui vengera son père. Paul veut pour son tableau exposer le remembrement d’Osiris par Isis, une métaphore de mort et résurrection, un rite de passage obligé de tous les humains pour accéder à la vie éternelle.
Il pense choisir Mireille comme modèle d’Isis et cela sans la faire poser car elle a toujours refusé, mais cela na pas d’importance, car il connaît sa physionomie et son anatomie parfaitement, quant à Osiris il sera représenté en momie embaumée entourée de bandelettes et son Ka c’est dire selon la religion égyptienne son âme, son esprit sera représenté par une colombe.
Il relit le mythe d’Isis et d’Osiris de Plutarque et cherche dans les manuels d’égyptologie son décor, vraisemblablement le temple d’Amon de Karnak.
Il étudie le « Précis du système hiéroglyphique » de Champollion et va souvent au Louvre faire des croquis des cartouches des salles d’égyptologie, des statues, des sarcophages etc…
Son nouvel ouvrage lui prend tout son temps et sa passion pour le corps de Mireille est mise quelques semaines en veilleuse, ils n’habitent pas ensemble et il la voit rarement, elle est trop prise par ses répétitions de la Sylphide. Et lui en dehors de son travail fréquente les Rose-Croix où il a commencé son initiation par le premier degré. Il dévore avidement « Les noces chymiques de Christian Rose-Croix » la bible des rose-croix, qui raconte un voyage initiatique, un exemple de littérature fantastique, un roman mystérieux, imprégné de références hermétiques, saturé de symboles et d’alchimie, d’énigmes et de cryptogrammes, de chants et de poèmes. Hermès ou Mercure dans l’alchimie est la pierre philosophale.
On lui a dit que l’écrivain Dante, le peintre Jérome Bosch, l’alchimiste Paracelse, le philosophe italien brûlé par l’inquisition Giordano Bruno furent des adeptes de la renaissance de la gnose rosicrucienne. Depuis il relit avec avidité « La divine comédie » de Dante et va voir les rares œuvres de Jérome Bosch au Louvre.
Il s’est lié d’amitié avec un franc maçon de l’obédience « Memphis Misrahim » et discute beaucoup avec lui des rites égyptiens, de leur symbolique et du fameux Cagliostro le mythique fondateur de cette obédience maçonnique qu’Alexandre Dumas le romancier historique a immortalisé dans ses romans « L’affaire du collier de la reine » et « La comtesse de Chagny » sur les préludes de la révolution et sur la révolution elle-même. En faisant de ce mage franc maçon un des instigateurs des précurseurs de la révolution et une de ses éminences grises occultes voulant en finir avec l’ancien régime et pourchassant Marie Antoinette de ses machinations diaboliques pour la faire déconsidérer définitivement par le peuple du royaume de France et la mener finalement à l’échafaud sous la guillotine. Cet ami franc maçon lui dit que s’il est déçu par les Rose-Croix il sera adoubé sans problème par la franc maçonnerie « Memphis Misrahim » qui a besoin de recrus de son espèce, son tableau « La tentation de Saint Antoine » et celui qu’il est en train de réaliser « Isis et Osiris » étant pour la maçonnerie un certificat attestant de son intérêt majeur pour le symbolique qui est la seule raison d’être de la franc maçonnerie.
Paul ne regrette pas son exil à Paris en quelques semaines, cela a changé sa vie, professionnelle et spirituelle. Il n’y a qu’un nuage noir, l’éloignement progressif de Mireille qu’il attribue à ses activités artistiques à l’opéra comique, mais ce n’est qu’un jugement superficiel qu’il s’administre pour se rassurer et pour faire refluer dans son inconscient sa jalousie morbide dont il la persécutait à Marseille du temps de leur idylle permanente, quotidienne.
Son travail harassant de recherche pour le nouveau tableau, ses croquis, ses esquisses, le distraient journellement de sa jalousie, mais nuitamment elle fait son œuvre dans des cauchemars qui l’éveille toutes les nuits en sueur, où il découvre la trahison de Mireille avec de multiples partenaires chaque nuit différents.
Il se dit que sa cure de chasteté passagère devrait le sevrer de ses fantasmes de persécution, que sa quête spirituelle devrait l’émanciper de ses attaches charnelles, mais il n’en est rien, dés que le crépuscule arrive ses fantômes le reprennent.
Donc il décide de travailler à son nouveau tableau la nuit pour chasser ses démons.
Dés que le soleil se couche il affine les formes érotiques d’Isis-Mireille ce qui ne fait que décupler ses angoisses, lorsqu’il travaille sur le corps d’Osiris, il se voit enterré vivant dans un sarcophage par une momie déroulant ses bandelettes et laissant apparaître le corps nu et désirable de Mireille. Son Isis-Mireille ne l’amène pas à la résurrection mais à la mort éternelle, dans son rêve éveillé elle est la complice de Seth son rival. La nuit et le jour il travaille sans relache, sombrant épisodiquement dans un sommeil profond mais éphémère, il ne sort plus, ne mange presque plus, mais boit beaucoup du Vin de Bordeaux et du café que lui envoie son père négociant. Lorsque le tableau est fini, il est à bout de nerf, il est éreinté physiquement et psychiquement et il confond rêve et réalité, il est dans un état confusionnel extrême. Il sort en ville avec des troubles du comportement qui font scandale sur la voie publique, car dans son onirisme il a perdu tout sens de la réalité. Il est arrêté par les agents de la force publique et placé d’office en hôpital psychiatrique à la Salpétrière. Là au milieu des aliénés, sur son grabat sa conscience ne se remet pas à fonctionner et à critiquer son délire. Il est envahi par ses fantômes qui le submergent. On lui a mis la camisole de force et on le soumet régulièrement à des douches glaciales, on lui fait avaler de la Valériane.
Il est stuporeux. Il reste des jours dans cet état divaguant, jusqu’à ce que le Professeur Charcot le reçoive dans un amphithéâtre de la faculté pour une séance d’hypnose devant les assistants, les internes de la Salpétrière.
On l’amène dans sa camisole de force devant l’auditoire, il est dépenaillé, hirsute, le regard hagard, il tient à peine debout, on le fait asseoir.
Charcot s’approche de lui avec son pendule, il le regarde fixement et en faisant balancer son pendule devant ses yeux, il lui dit d’une voix monocorde :
« Paul Reboul, dormez je vous l’ordonne ! Dormez, je compte jusqu’à trois et vous dormirez ! Un, deux, trois ! »
Paul sombre dans le sommeil hypnotique, Charcot lui défait les cordons de la camisole de force et la lui enlève.
« Paul Reboul vous allez me dire ce qui vous arrive ! »
« Docteur, Je suis amoureux d’une ballerine de l’opéra comique une compatriote de Provence, je suis peintre symboliste, je peins actuellement le mythe d’Isis et Osiris, j’ai pris pour modèle d’Isis mon amante Mireille, et loin de faire telle la déesse égyptienne de contribuer à ma résurrection, elle me trahit avec son maître de ballet qui m’a découpé en morceaux, Seth c’est lui mon rival, mon assassin qui me tue avec la complicité de Mireille ! »
« Paul Reboul, écoutez moi, je suis le professeur Charcot de la Salpétrière, j’ai décidé de vous soigner personnellement à la demande de votre amante Mireille Romanille qui à l’annonce de votre internement dans cet hôpital est venu me supplier de vous prendre en charge, sachez qu’elle a toujours autant d’affection pour vous, qu’elle ne vous a pas trahi, qu’elle attend avec impatience votre guérison pour renouer sa liaison avec vous ! Réveillez vous je l’ordonne ! »
Paul retrouve sa vigilance et toute sa conscience, il demande : « Qu’est ce que je fait ci et où suis je ? »
Charcot lui répond : « Vous avez eu un épisode de confusion mentale due au surmenage, vous avez déliré, sur le thème de la trahison de votre amante, un délire de jalousie ! »
« Professeur, quand retrouverai je ma liberté, si je comprend bien je suis dans un asile psychiatrique ? »
« Nous allons vous passer dans un service ouvert en neurologie, une quinzaine de jours de convalescence suffiront et vous sortirez, Mademoiselle Mireille Romanille aura le de droit de vous rendre visite, mais avant de la recevoir il faudra vous laver, vous coiffer et vous habiller décemment, mademoiselle Romanille vous a fait apporter des vêtements propres, mais je crois qu’après votre sortie de mon service, il conviendra que vous veniez à mon cabinet pour quelques séances complémentaires d’ hypnose ! »
Paul attend avec impatience la visite de Mireille, il est dans un dortoir de cinq personnes, les autres patients ne sont pas agités, mais il ne leur parle guère, d’ailleurs la plupart d’entre eux ne sont pas bavards, ils sont somnolents toute la journée.
Mireille arrive tout habillée de noir, la couleur du deuil, mais elle est comme d’habitude ravissante, il lui sourit, l’embrasse tendrement et lui parle :
« Ma chérie, j’ai fait un drôle de voyage hanté de fantômes épouvantables, je crois que j’ai trop abusé d’ésotérisme, je me suis laissé envahir par l’inconscient maléfique et je t’ai condamnée, toi ma fidèle, toi mon unique amour, toi mon Isis, c’est avec ton seul nom Mireille la fidèle que Charcot m’a guérit par hypnose, tu es bien mon Isis, tu m’as ramené des enfers, je promets de ne plus jamais t’importuner avec ma jalousie, je suis guéri de mon mauvais génie diabolique qui me harcelait en te décrivant comme vénale, ce mauvais génie tel le Iago d’Othello le maure de Venise a failli faire de moi le meurtrier de ma Desdémone Mireille Romanille ! »
« Je vois que tu es toujours aussi théâtral, que tu joues toujours avec les grands classiques, grâce à Charcot je te retrouve tel que tu m’as séduite à Marseille ! »

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